Finance casino

L’arrestation d’un trader de la banque suisse UBS remet au premier plan
des pratiques toujours débridées, qui sont au cœur des nouvelles bulles prêtes à exploser.

Thierry Brun  • 6 octobre 2011 abonné·es
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Signe que rien n’arrête les marchés financiers, les traders s’en donnent toujours à cœur joie, au point que certains se prennent les pieds dans le tapis. C’est le cas récent de Kweku Adoboli, qui travaillait pour le compte de la banque suisse UBS et lui a fait perdre 1,5 milliard d’euros. Trois ans plus tôt, Jérôme Kerviel, ancien opérateur de marché de la Société générale, était jugé responsable de la perte de 4,8 milliards d’euros.

Les deux hommes ne sont pas les seuls à miser des dizaines de ­milliards d’euros dans des opérations à hauts risques ou « non autorisées ». En 2008, un groupe de traders a fait perdre 2,4 milliards d’euros au Crédit suisse, et l’ex-Calyon, banque d’investissement du Crédit agricole, a frôlé la catastrophe en 2007. Les prises de risques des traders sont énormes depuis que la libéralisation financière entamée dans les années 1980 a permis aux banques de développer fortement des activités spéculatives. Et aux investisseurs institutionnels de devenir les acteurs majeurs des marchés financiers.

Qui sont ces investisseurs ? Des fonds de pension, des fonds spéculatifs (hedge funds) et des sociétés d’assurance. Ils sont à l’origine des crises financières à répétition, du krach boursier de 1987 à Wall Street jusqu’à la spéculation sur la dette des États dans la zone euro, après la crise de 2008.
Ces gestionnaires d’actifs, dont la majorité sont détenus par les grandes banques, disposent d’une force de frappe colossale. L’encours de l’ensemble des fonds de pension – le plus important étant un fonds d’État japonais – a atteint la somme de 28 000 milliards de dollars en 2009, soit près de la moitié du PIB mondial.

Il faut y ajouter les fonds spéculatifs, tels J. P. Morgan, Bridgewater et le Soros Fund Management, qui connaissent une croissance exponentielle depuis les années 1990. En 2009, ils ont géré 2 000 milliards de dollars, et sont logés dans les paradis fiscaux, en particulier aux îles Caïmans.
Si l’on ajoute les mutual funds, fonds de placement collectifs, ainsi que les fonds souverains, d’investissement en capital, d’assurance-vie, etc., on atteint 71 300 milliards de dollars circulant sur les marchés financiers en 2009 [[Selon des estimations de l’OCDE
et du centre d’études TheCityUK.]]. Chiffre vertigineux qui donne une vision frappante du décalage entre l’économie réelle et la sphère financière.

Ces professionnels de la gestion financière, qui attendent une rentabilité quasi usuraire de 15 % du capital investi, alimentent les bulles spéculatives en utilisant une kyrielle de produits «  dérivés  » très complexes, créés par les banques.

Jérôme Kerviel et Kweku Adoboli ont en commun d’avoir spéculé avec des produits dérivés potentiellement explosifs, notamment les fameux credit default swaps (CDS), qui ­couvrent le risque de défaut de paiement d’une dette ou de ses intérêts. Les plus spéculatifs sont les exchange traded funds (ETF) ou trackers [^2], produits à très hauts risques qui ont envahi les marchés financiers, dont l’encours total est estimé à 1 500 milliards de dollars.

Ce sont les instruments « d’une nouvelle déstabilisation du système financier international et, plus grave, de la déstabilisation politique des États démocratiques » , estime l’économiste spécialiste des marchés financiers François Morin [[Voir sur notre site une série
d’entretiens avec lui.]].

Dans cette économie casino, les mastodontes bancaires américains et européens sont devenus le symbole d’une finance de l’ombre, à la limite de la légalité. « Les banques utilisent le “hors-bilan”, une technique de gestion qui ne donne pas lieu à des mouvements de trésorerie, dans laquelle on trouve l’ensemble des opérations sur les produits dérivés, explique l’économiste Dominique Plihon. C’est énorme ! Cela représente 50, 100, 200 fois la taille du bilan de la banque ! » La pratique du hors-bilan fait, entre autres, partie du shadow banking, circuit parallèle non régulé, qui joue un rôle majeur dans la crise de la dette dans l’Union européenne.

Rien ne semble brider ces acteurs financiers. Les dirigeants des pays riches et émergents du G20 ont certes promis, à Washington en novembre 2008, une nouvelle régulation du système, la chasse aux bonus, la liquidation des paradis fiscaux… mais, trois ans après, les marchés sont toujours fous, les banques continuent à constituer des risques systémiques avec les fonds de pension, les hedge funds et des produits dérivés toujours incontrôlables.
« Plus personne, ni aucune institution, n’est aujourd’hui capable de gérer les risques de notre système économique, regrette François Morin. Or, c’est bien cette mécanique infernale qu’il faut casser en éliminant la folie dévastatrice de marchés financiers libéralisés ».

[^2]: Ce sont des contrats sur la dette des États, les matières premières, etc., dont la valeur fluctue en fonction, par exemple, du taux de change ou du taux d’intérêt.

Économie
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