Jean-Pierre Darroussin : « Pour une certaine idée du bien »

Jean-Pierre Darroussin choisit ses rôles en fonction de sa morale. Dans De bon matin,
il est un cadre de banque
dont la conscience se réveille.

Christophe Kantcheff  • 6 octobre 2011 abonné·es

Assis dans un café près d’une table de billard, Jean-Pierre Darroussin répond à nos questions tout en admirant la virtuosité d’un joueur…

Qu’est-ce qui vous a déterminé à accepter de jouer dans De bon matin, de Jean-Marc Moutout ?

Jean-Pierre Darroussin : La qualité de la proposition, la sensation de pouvoir créer un personnage qui aura une intensité. Quand vous rencontrez dans un scénario un tel degré d’existence et de complexité, une telle exigence d’engagement, et l’inscription forte d’un trajet dans une époque, vous vous dites : voilà de la matière magnifique à travailler. J’imagine qu’un sculpteur, quand il tombe sur un splendide morceau de marbre, se dit la même chose. Je savais que je serais porté par la justesse de la situation et par la complexité de la composition psychologique du personnage.

D’autres critères entrent-ils en jeu dans vos choix ?

Hormis le fait que le scénario est bien écrit, bien construit, que j’ai envie de rencontrer le metteur en scène, etc., je me suis aperçu qu’il y a dans mes choix quelque chose de plus profond : l’idée que je vais faire tel ou tel film pour une certaine idée du bien, ou ce que je pense être le bien. C’est-à-dire que c’est honnête, juste, et que cela correspond à ma morale.

Que trouvez-vous de bien et de juste dans De bon matin ?

Évidemment, le personnage fait quelque chose qui n’est pas bien : tuer des gens. Mais nous sommes dans une fiction. Et la fiction a une vertu cathartique. Elle permet d’exprimer des pulsions qui peuvent déboucher sur des actes interdits, que le spectateur ne peut accomplir lui-même. Le film remonte aux origines de ces pulsions, revisite les moments clés qui l’ont fait basculer.

Ce personnage en a marre d’être totalement déconsidéré, d’être tenu pour une substance négligeable par la direction de la banque où il travaille. Le spectateur assiste au réveil de sa conscience en direct. La révolte monte en lui. C’est salvateur, nécessaire. Voilà l’idée de bien dont je parlais. Je n’ai pas l’impression que cette transmission-là soit négative. En tant que comédien, c’est ma fierté.

En même temps que sa conscience s’éveille, une béance s’ouvre en lui…

Jean-Marc Moutout a réussi à donner le bon rythme, la bonne circulation des émotions qui font que le spectateur saisit simultanément l’éveil du personnage à sa situation et la douleur qui naît en lui. La question qui le mine est la suivante : est-ce que je ne me suis pas laissé entraîner dans une vie qui n’est pas la mienne ? Est-ce que je suis dans toute l’amplitude de mon âme, comme dirait Deleuze ? C’est commun à beaucoup de gens. Quand il se sent humilié, ça crée une souffrance qui le ronge comme un cancer. En cela, le personnage est touchant, émouvant.

Mais, longtemps, il a participé au système qui le broie…

Il a été complice de ce système, mais pour de mauvaises raisons. C’était un banquier idéaliste. Ce qui lui donnait de l’élan dans son métier de banquier, c’était l’idée qu’il pourrait aider des gens, des associations humanitaires. Or, il s’aperçoit que c’est une valeur qui n’a plus cours, qui est même devenue ridicule.

Quelles seraient de bonnes raisons d’être complice ?

Il y a des gens qui sincèrement se disent : « Moi, je veux gagner du pognon, pour mon seul profit. » Aux yeux d’une société fondée sur l’argent, c’est une bonne raison.

Jean-Luc Godard dit qu’aujourd’hui les salauds sont sincères.

Je suis souvent d’accord avec Godard.

Que vous inspire le problème de « la souffrance au travail » ?

On a l’impression que le problème est récent. Parce qu’on est dans un moment de crise, que les valeurs négatives se resserrent. C’est sans doute plus aigu aujourd’hui, mais je daterais l’apparition du phénomène vers la fin des années 1970, quand le capitalisme est devenu de plus en plus financier, quand on a commencé à croire à la magie de la gestion, avec des aberrations incroyables.

Les cadres se laissent déborder parce qu’on leur a mis un costume et une cravate, alors qu’ils ne sont que de la main-d’œuvre. Si tous les gens qui travaillent à La Défense y venaient en bleu de travail, comme à l’usine, ils comprendraient mieux ce qui se passe pour eux. Le fait de porter les attributs du pouvoir les empêche de prendre conscience à quel point ce sont des OS.

Parlez-vous de vos personnage avec les metteurs en scène ?

On en parle très rarement. Cela reste assez secret, mystérieux. Chacun garde son interprétation dans sa tête. Le but étant de se comprendre et de se rejoindre sans forcément passer par les mots. Simplement en essayant des choses, et en sentant l’approbation, le soutien et les encouragements du metteur en scène, qui cherche aussi à faire naître ce personnage.

Mais vous choisir, c’est déjà un premier pas vers la figuration du personnage.

Il vaut mieux que l’acteur n’ait pas conscience de cela. Après la lecture du scénario, je me mets à repérer des gestes chez les autres, ou des manières d’être – une façon de se tenir, de s’habiller –, qui pourraient coller avec le personnage. Il y a tout un temps d’imprégnation avant l’expression. Il faut s’oublier pour devenir un autre, il ne faut pas être trop inspiré par soi. J’essaie au maximum de me dédoubler, d’être non conscient de moi-même.
Vous êtes en retrait, le contraire de ce qu’on appelle une « nature » – ces acteurs qui vont de film en film en étant toujours eux-mêmes.

Il y a aussi une nature en moi qui sort de temps en temps, mais elle est plutôt discrète (rires). On dit de moi que je suis décalé. Être décalé, c’est simplement se mettre à côté et regarder les choses d’une autre façon. Mais je ne fais pas le malin avec ça. Même si mon point de vue est décalé, peut-être moins représenté, minoritaire, moins « cliché », je ne pense pas que le point de vue des autres est plus stupide que le mien.

Plus vous êtes disponible, plus vous êtes engagé dans le jeu…

Oui. Quand ça fonctionne bien, c’est parce que je suis à fond dans l’écoute de mon partenaire, le plus démuni possible en face de lui. Donc le plus relâché aussi, pour renvoyer la balle. Sans stratégie. À chaque fois qu’on est simplement là, à être dans la vérité du moment, je sens qu’il y a du plaisir, et une énergie qui circule dans la scène. Mais dès que votre attention se déporte un tant soit peu sur vous-même, sur ce que vous êtes en train de faire, l’énergie est coupée.

Vous avez réalisé en 2005 votre premier long-métrage, « le Pressentiment ». Pourquoi être passé derrière la caméra ?

En tant que comédien, je me suis toujours senti très proche du travail du metteur en scène, de ses questionnements : comment composer un film, une pièce de théâtre ? Et comme cela m’intéressait, on m’a poussé à réaliser un court-métrage. Je me suis aperçu que cela m’aidait dans mon travail d’acteur : j’arrivais à être davantage dans l’image et à la comprendre. À relativiser mes états d’âme par rapport à telle ou telle prise, à ne pas souffrir inutilement à cause d’un truc que j’aurais pu rater, et à me concentrer sur autre chose.

Du coup, j’ai recommencé, et j’ai fait le Pressentiment. Je recommande vraiment à tous les acteurs de faire l’expérience de la mise en scène, et aux metteurs en scène de jouer la comédie. Ce sont deux métiers qui ont beaucoup de points communs. Il s’agit dans les deux cas d’interpréter. Et de remplir l’espace avec des signes.

C’est-à-dire ?

Tout est signe. Une œuvre en projette une multitude. Mais pas de manière désordonnée. Ceux qui ont contribué à cette œuvre, le metteur en scène, les comédiens, etc., ont essayé de faire en sorte que ces signes se combinent pour donner du sens. Mais avant de pouvoir émettre des signes, il faut d’abord apprendre à les décrypter. Je circule dans la vie en décryptant ce que je vois.

C’est la démarche d’un critique, ou d’un sémiologue…

Oui, sémiologue, je me revendique totalement ainsi ! Et je ne suis pas un monstre froid pour autant. Mettre en relation des signes de toutes sortes qui sont les uns à côté des autres, des valeurs, des couleurs, des gestes, pour déclencher des émotions. Cela déclenche en moi des émotions de lire la ville ou la campagne suivant un certain lexique que je ne cesse de me constituer. Faire ce travail de décryptage, c’est se poser la question de pourquoi on est touché.

Par exemple, j’ai aimé La guerre est déclarée , de Valérie Donzelli, coécrit et co-interprété avec Jérémie Elkaïm. Racontant une part dramatique de leur vie, tous deux ont cherché des formes pour le faire. Et ces formes sont inventives, surprenantes, audacieuses. Ce qui donne une vie formidable au film. On sent qu’ils n’ont pas voulu s’épancher, qu’ils se sont battus, y compris avec la forme qu’ils voulaient donner à La guerre est déclarée .

Valérie Donzelli, voilà une comédienne avec une vraie démarche de cinéaste. Mais pour une Valérie Donzelli, combien de comédiens font un film sans lendemain ?

Les médias sont attirés par un film fait par un acteur, surtout s’il est connu, s’il est beaucoup passé à la télévision… Les financiers le savent et se montrent plus intéressés par le projet d’un jeune acteur déjà médiatisé que par celui d’un jeune réalisateur par définition inconnu. Pour l’acteur, c’est une gratification. Ce qui n’est pas sans écho avec ce que raconte De bon matin . Ce genre de promotion interne peut rendre docile vis-à-vis du système, jusqu’à ce que vous en soyez exclu.

Vous-même êtes l’un des comédiens français les plus demandés…

Ma préoccupation n’a jamais été d’accéder à un statut. J’ai toujours été dans la bricole, à essayer d’inventer des outils pour mieux faire mon travail. Le reste est venu après.

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