« Colorful » : l’adolescence dans ses sombres nuances

Adapté du roman japonais éponyme d’Eto Mori, « Colorful » de Keiichi Hara est un manga d’une grande finesse psychologique sur des tabous tels que le suicide, la prostitution et le mal-être chez les jeunes.

Ingrid Merckx  • 14 novembre 2011
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« Colorful » : l’adolescence dans ses sombres nuances
© *Colorful* de Keiichi Hara, en salles le 16 novembre.

Le dessin pourrait édulcorer le propos, le mettre à distance, le déréaliser. Surtout dans le style manga où, si les décors sont d’un réalisme quasi documentaire, les personnages évoquent des poupées formatées selon des codes (visages et corps enfantins, uniformes, grand yeux écarquillés, bouches grimaçante, onomatopées…) qui peuvent échapper ou laisser de marbre. Dans Colorful, c’est le contraire : le dessin rend perméable l’extérieur et l’intérieur, le propos et la représentation, le récit et les tourments de l’âme. Comme s’il servait de conducteur, abolissant la frontière avec le personnage qui n’est visuellement qu’une silhouette, mais dont la voix semble d’une étonnante proximité.

Adapté d’un best-seller d’Eto Mori (1998), ce long-métrage d’animation de Keiichi Hara renvoie sur terre une âme condamnée en l’autorisant à se réincarner dans la peau d’un adolescent de 14 ans qui vient de se suicider. Sa mission : comprendre la raison de ce geste, et gagner le droit à une seconde chance, sans quoi ils mourront pour de bon. Littéralement, cette âme tient la vie du garçon entre ses mains et cette vie, malgré son sursaut, ne tient qu’à un fil.

Quand Makoto reprend conscience, sa mère pleure sur son corps sans mouvement. Stupéfactions. Puis brûlures d’estomac suite aux médicaments ingérés. Ces brûlures laisseront planer une aigreur sur l’ensemble du film, comme la menace d’un danger jamais écarté. L’ado regagne la maison familiale tel un fantôme. La mise en scène s’appuie d’emblée sur un jeu entre l’esprit qui découvre qui était Makoto, et Makoto qui jette sur son environnement le regard de l’étranger revenu d’entre les morts.

S’engage un double combat : pour regagner le droit de séjourner chez les vivants et pour se persuader de l’intérêt d’y rester. Mais les vivants ont mauvaise mine. Voir ces repas de famille qui concentrent à répétition toute l’intensité du drame domestique. Makoto traitant ses pauvres parents – un petit employé, une mère trop inquiète – avec un grand mépris. Et ce qu’il dit ou montre est encore loin de ce qui l’anime en voix off.

Le suicide et la prostitution chez les jeunes, la souffrance générée par l’échec scolaire, l’isolement dans le groupe, les brimades et humiliation collectives, le dégoût pour ses proches, la perception de la sexualité : Colorful aborde un certain nombre de tabous de l’intérieur. Cette âme en sursis, c’est plus qu’un adulte en visite dans les bas-fonds de l’adolescence, c’est une plongée du spectateur dans des afflictions dont il a soit le souvenir, soit effacé la trace.

Keiichi Hara évite la caricature en rapprochant le scénario et les dialogues du témoignage. Rarement un film est parvenu avec une telle finesse psychologique à saisir l’essence du mal-être adolescent, à dire le fossé qui le sépare du monde, à rendre ce mélange de rage, d’inertie et de désespoir qui le terrasse.

Illustration - « Colorful » : l’adolescence dans ses sombres nuances

Ce qui frappe le plus dans Colorful , c’est cette insistance sur l’incommunicabilité entre les êtres et la solitude de celui qui se perd dans ses méandres. En outre, Colorful ne s’en tient pas à la peinture du vide, il s’accroche aussi à la remontée de la pente. Lente, laborieuse, anti-spectaculaire, mal comprise jusque dans ses petits progrès… Mais en introduisant une réflexion sur le doute, la honte, les envies, la colère, le scénario s’extirpe de l’absolutisme adolescent pour rentrer dans la complexité. De ce point de vue, Colorful est un film d’apprentissage. Qu’est-ce qui attache à l’existence ? Quelles petites choses fragiles retiennent de sombrer ? Après la descente initiale, ce retour à la vie n’a rien d’un happy end mais tient plutôt de la main tendue, du filet d’espoir. Pas des grandes recettes mais des petits remèdes miracles.

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes
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