De quoi Berlusconi était-il le nom ?

Denis Sieffert  • 17 novembre 2011 abonné·es

Nous l’avons si intensément voulu, et si longtemps attendu, ce départ de Silvio Berlusconi, que l’on ne va sûrement pas le regretter aujourd’hui. Mais les conditions de sa chute nous invitent à la retenue et à la réflexion. Celui que la rue italienne avait fini par surnommer le « bouffon » n’est pas tombé, comme on aurait pu l’espérer, à la suite d’une défaite électorale ; il n’a pas été poussé à la démission par une mobilisation populaire ; il n’a pas non plus été mis hors d’état de nuire par la Justice.

Non, hélas, rien de tout cela. Il a été congédié par des milieux d’affaires relayés par une poignée de dirigeants européens. Pour incompétence. Ironie du destin, ce sont ses propres commanditaires, ses amis qui l’ont liquidé en un tournemain. Autrement dit, sa chute ne correspond aucunement à une victoire de la démocratie, et pas davantage à un renoncement à ce que fut Berlusconi comme figure politique. Il faut se souvenir que le personnage est apparu, au début des années 1990, sur un champ de ruines. Le paysage politique italien, ravagé par les affaires, débarrassé des trois grands partis qui avaient écrit son histoire depuis la fin de la guerre – la Démocratie chrétienne, le Parti socialiste et le Parti communiste –, était un terrain idéal pour une expérience inédite. Un pas de plus dans l’accomplissement du projet néolibéral européen. Berlusconi ne serait pas un patron qui entre en politique, mais celui qui ­privatise la politique. Un manager pour une gouvernance. L’État serait désormais une entreprise comme une autre.

Mais les frasques du champion du bunga-bunga n’ont pas permis d’aller au bout de cette logique. Avec lui, la farce l’a toujours disputé à la tragédie, celle de l’avilissement de l’État. Se souvient-on que ce personnage a dû son ascension à une opération dite « Mains propres » ? Les mains les plus sales de la politique européenne se sont emparées du pouvoir à la suite d’une croisade de vertu. Mais un autre coup d’œil dans le rétroviseur confirme que l’on tente en fait aujourd’hui de reproduire le même schéma, dans une situation où l’emprise des marchés est plus forte encore. Entre l’effondrement de la Démocratie chrétienne et du PSI, et l’arrivée, en 1994, d’un fringant entrepreneur télévisuel nommé Berlusconi, on confia le gouvernement à un « technicien ». Un certain Carlo Azeglio Ciampi, gouverneur de la Banque d’Italie, mandaté par les milieux d’affaires pour « assainir l’économie », sosie d’un autre « technicien », Mario Monti, ex-commissaire européen au Marché intérieur et à la Concurrence, ex-conseiller international de la banque d’investissement Goldman Sachs, et désormais président du Conseil. En attendant un autre Berlusconi, plus sérieux que le précédent.

Car le paysage politique italien ne s’est pas vraiment recomposé. Le Parti démocrate, succédané centriste du PS et du PC, demande mollement des élections anticipées pour le printemps 2012. Mollement, parce que ses dirigeants jugent qu’il n’y a pas d’autre politique possible que celle que s’apprête à mettre en œuvre M. Monti sous la double férule du FMI et de l’Union européenne. Dans ce contexte, Nicolas Sarkozy a trouvé son emploi, en vue de l’échéance présidentielle. Il sera le père Fouettard des marchés. Celui qui ira de capitale en capitale donner des leçons d’orthodoxie néolibérale, avec ce zeste de critique qui lui permet de cultiver l’ambiguïté : apologie irréelle de la taxe sur les transactions financières, dénonciation à tout va des paradis fiscaux qui, d’ailleurs, « n’existent plus », et sempiternel refrain sur la régulation. Il est la figure inversée de Berlusconi. Le politique qui fait allégeance à la finance, et l’assure de son zèle. Venu de la politique traditionnelle, il privatise aussi bien que le patron italien. Lui, au moins, ne sera pas viré par les marchés.

Alors, dictature des marchés ou pas ? C’est un peu la poule et l’œuf. Il est vrai que les marchés financiers, les banques, les agences de notation américaines ont aujourd’hui le pouvoir exorbitant de réduire la dette d’un pays, ou de l’aggraver en la transformant en objet de spéculation. Mais on peut objecter que ce sont les politiques qui tolèrent cette dictature, voire qui l’ont appelée de leurs vœux. Pour s’en libérer, il suffirait, dans un premier temps au moins, que les politiques reprennent barre sur la Banque centrale européenne, et autorisent celle-ci à prêter aux États. La dette cesserait ipso facto d’être un objet de spéculation. On pourrait imaginer que cette tâche – rude, certes, parce qu’en total décalage avec les options de la droite allemande – revient à la social-démocratie européenne. Le Portugais Socrates, le Grec Papandréou et l’Espagnol Zapatero (voir pages 12 et 13) n’ont eu pour autre ambition que d’effectuer leur petit tour de garde dans la surveillance de l’orthodoxie monétariste européenne. Ils ont abandonné leurs électeurs avant que leurs électeurs ne les abandonnent. À qui le tour ?

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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