Pourquoi Mayotte est en colère

Depuis cinq semaines, le 101e département français survit entre jets de pierres et gaz lacrymogènes. Un soulèvement populaire provoqué par la vie chère et le manque de reconnaissance de la métropole.

Emmanuel Dinh  • 4 novembre 2011 abonné·es

«Un déluge de cailloux, je n’ai jamais vu ça ! » Au lendemain de l’attaque, Jacky, la cinquantaine, responsable nautique à l’hôtel Trevani, à Mamoudzou, dans l’île de Mayotte, est toujours sous le choc. La veille, dans ce cadre paradisiaque, une cinquantaine d’individus s’en sont pris aux installations qui abritent également des gendarmes mobiles. Aucun blessé à déplorer, mais des clients contraints d’évacuer par mer…

Depuis la fin septembre, la petite dernière de la République française est en crise. Au départ, des revendications contre la vie chère. Une intersyndicale, des manœuvres politiques, des manifestations, un mouvement presque comme les autres. Et puis, le 19 octobre, la mort d’un manifestant, El Anziz, 39 ans.
Selon le légiste, l’homme est décédé des suites d’un mauvais massage cardiaque, à la suite d’un malaise. Une nouvelle autopsie a été pratiquée dimanche dernier, mais les résultats sont toujours en cours d’analyse. Pour la population et les quelque trois mille Mahorais venus l’enterrer lundi, l’affaire est entendue : c’est l’État qui l’a tué : « On pense que les médecins se sont entendus avec le préfet. »

Ici, l’État n’a pas la cote, à commencer par les policiers, accusés d’agir comme des « shérifs » . « Il ne se passe pas une semaine sans qu’on parle de violences policières » , indique Ben, la quarantaine, journaliste dans l’île. « Il y a eu trop de dérapages. On a l’impression que la hiérarchie laisse faire et que les autorités judiciaires sont démissionnaires. »

Mayotte est en proie depuis un mois à un mouvement social contre la vie chère. La viande de bœuf, en particulier, a augmenté de 40 %, et le cours des matières premières de 50 %, en quatre ans. Les Mahorais (l’île compte 186 452 habitants, à 95 % musulmans) soupçonnent des intermédiaires en métropole de faire des marges scandaleuses sur leur dos. Ce que conteste un spécialiste du ministère des Finances dépêché sur place pour mener une mission d’enquête. Il n’en reste pas moins vrai que la situation sociale sur l’île est catastrophique. Le taux de chômage est de 18 % dans l’ensemble de la population, et de 30 % chez les jeunes de moins de 25 ans. Les « bouénis », ces mères de familles piliers de la société mahoraise, demandent une baisse des prix de première nécessité, comme le riz, les ailes de poulets ou « mabawas », plat favori des Mahorais, ou encore les bouteilles de gaz qui permettent de les cuisiner. _ Mayotte (376 km2) appartient à l’archipel des Comores, situé dans l’océan Indien, entre Madagascar et le Mozambique. Vendue à la France par un monarque malgache en 1841, Mayotte, à la différence du reste de l’archipel des Comores, a toujours choisi de rester dans le giron de la République. Les Mahorais l’ont encore confirmé à 95,2 % lors du référendum du 29 mars 2009. Mayotte a un statut de département d’outre-mer français de l’océan Indien depuis le 31 mars dernier. Ce qui se traduit légitimement par une demande d’alignement social sur les autres départements. On en est loin. _ Pour éteindre au moins provisoirement l’incendie, Paris pourrait proposer dans les prochains jours un relèvement du RSA. Faute d’emplois…-

Depuis le décès d’El Anziz, des mineurs, qui n’ont parfois pas 10 ans, ont installé des barrages sur toute l’île. Ferraille, meubles, pneus, tout est bon pour barrer la route. À Majicavo, au nord de Mamoudzou, chef-lieu du département, personne ne passe, pas même les pompiers, qui doivent reculer devant les jets de pierres. Devant cette enfance inconsciente, l’ordre a renoncé à passer en force.

La veille, l’intervention de mobiles à Dzoumogné, un petit village au nord de l’île, a donné lieu à de véritables scènes de guérillas urbaines. « Les choses vont très vite , explique le brigadier Lauret, venu en renfort de La Réunion : à 10 heures, c’est calme, et à 10 h 05, ça dégénère très gravement. D’habitude, on a affaire à des grévistes qui ont des revendications, mais là, ce sont des mineurs irréfléchis. Alors ils peuvent aller très loin. »

Résultat, les services de secours se sont réorganisés avec des évacuations par air et par mer. Chaque jour, la vedette des pompiers effectue ainsi cinq rotations pour évacuer les personnes malades ou blessées vers Mamoudzou, isolée du reste de l’île. À la marina, les plongeurs venus admirer le lagon croisent ainsi sur le quai les patients et leurs perfusions…

Après plusieurs semaines de grève, la police doit aussi escorter les camions ravitaillant les magasins d’alimentation, une mission « indispensable » pour Bertrand Torloting, responsable d’une enseigne déjà prise pour cible. Il était temps, certains n’ont plus grand-chose à manger. En trois jours, des magasins ont écoulé jusqu’à trois mois de stock.

Avec la réouverture timide des commerces, Mayotte respire enfin. Le temps d’un week-end, l’île aux parfums retrouve une vie presque normale, une sorte de grève à mi-temps. Sur le bord de la route, Abdou tient une brochetterie artisanale. Malgré cinq semaines d’inactivité, il ne se plaint pas : « C’est normal, on lutte contre la vie chère. Alors à midi je vais arrêter et rejoindre la grève. »

Comme Abdou, la plupart des Mahorais tentent de composer entre soutien au mouvement et survie de leur activité. Mais les petites entreprises sont fragiles : manque de trésorerie et de pièces, comme celle de Daniel Domitien, un Réunionnais spécialiste du froid industriel. Plus d’acétylène pour ses machines à souder, plus de fréon pour ses climatisations, il se donne un mois avant de licencier. Sur l’île, 2 300 employés sont déjà au chômage partiel ou technique. Particulièrement inquiets, les professionnels du tourisme. Franck Sellier, directeur du Sakouli, un hôtel de la côte Est, vient d’annuler trois mois de réservations : « Les clients ont peur d’être coincés. »

Le barrage, lorsqu’il n’est pas le fait de jeunes inconscients ou manipulés, est l’outil par excellence des revendications mahoraises. Quelques chaises ou pierres : plus qu’un obstacle physique, c’est un acte respecté. Pas une voiture n’essaye de le franchir. Pas d’insultes, ici on ne s’énerve pas, on s’adapte. On fait demi-tour ou bien on continue à pied avec sa valise, comme Abdou, qui arrive de métropole « au courant de rien » , faute de couverture par la presse nationale.

Un désintérêt qui blesse les Mahorais, « Français à part entière » , comme ils aiment à le dire depuis l’accession de l’île au statut de département, et qui illustre la nature profonde du conflit : celle d’un manque de reconnaissance.
« Les Mahorais ne se sentent pas aimés par la France… Ce qu’ils réclament, c’est une égalité. Les devoirs s’appliquent, mais pas les droits : le montant du RSA ne sera au départ que de 25 % de celui de métropole, alors ils ne comprennent pas » , explique Zaïdou Bamana, journaliste et consultant politique.

Thomas Degos, préfet de Mayotte, reconnaît que le chemin est difficile : « 54 % de la population a moins de 20 ans, chacun voit son identité évoluer pour rentrer dans un dispositif d’état civil, et on refait même le cadastre… Comment imaginer que cette métamorphose se passe sans tension ? »
Une tension appelée à durer. L’alignement de Mayotte sur les autres départements n’est pas prévu avant vingt à vingt-cinq ans. De quoi occuper les politiques. Saïd Boinali, secrétaire général de la CFDT Mayotte et leader du mouvement, vient d’annoncer sa candidature aux prochaines législatives.

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