Allemagne : une brèche dans le consensus

Face à l’urgence de la crise de la zone euro, l’inflexibilité d’Angela Merkel concernant le rôle de la Banque centrale européenne provoque des critiques internes de plus en plus nombreuses.

Rachel Knaebel  • 1 décembre 2011 abonné·es

Même la Commission européenne peine à faire plier Angela Merkel. José Manuel Barroso a demandé, le 23 novembre, la création d’Eurobonds (emprunts d’États garantis par l’ensemble des pays de la zone euro) pour faire face à la crise. Le comité d’experts économiques du gouvernement allemand, le Sachverständigenrat, a conseillé la même chose sous la forme d’un « pacte d’amortissement de la dette ». Mais rien n’y fait, la chancelière freine autant que possible. « Un tel pacte – de même que les Eurobonds – implique des risques budgétaires incalculables pour l’État allemand » , a répondu le gouvernement.

Merkel acceptera peut-être finalement, du bout des lèvres, les Eurobonds de Barroso, comme elle l’a fait avec les différents fonds de sauvetage tout au long de la crise. « Le gouvernement allemand a toujours hésité, puis pris les décisions nécessaires quand il n’avait plus d’autre choix , analyse Silke Tober, économiste à l’institut IMK, proche des syndicats. Cette attitude a aggravé la crise. »

On oppose souvent la Banque centrale européenne (BCE), dont l’objectif principal est de maintenir la stabilité des prix, à la Réserve fédérale américaine, qui possède un double mandat de stabilité monétaire et d’encouragement de la croissance, et peut choisir de privilégier le second. Berlin tient une ligne dure sur le rôle de la BCE. La chancelière refuse de la laisser acheter massivement de la dette des pays en difficulté, de peur qu’elle ne devienne un refuge à créances pourries. Pourtant, depuis le printemps 2010, la BCE a déjà acquis sur le marché secondaire (celui des banques) près de 200 milliards d’euros d’obligations grecques, espagnoles et italiennes, dont les taux explosent. Opposé à ce programme de rachat, l’économiste en chef de la BCE, l’Allemand Jürgen Stark, a d’ailleurs quitté son poste en septembre. Six mois plus tôt, c’était le président de la Bundesbank (et à ce titre l’un des gouverneurs de la BCE), Axel Weber, qui claquait la porte, également en désaccord avec le rachat de dettes. Son successeur, Jens Weidmann, partage la même opinion.

Mais, là encore, cette rigidité fait face à une incompréhension intérieure grandissante. Pour Silke Tober, « la BCE devrait effectivement jouer un rôle plus important, comme une banque centrale » . « Nous pensons qu’elle devrait acheter directement de la dette, sans passer par le marché bancaire » , ajoute Mechthild Schrooten, du rassemblement d’économistes pour « une politique alternative ». Ce groupe, appelé aussi Memorandum, existe depuis 1975 et publie chaque année un rapport sur la situation économique globale.

Du côté de l’opposition politique, les désaccords sur ce point s’expriment ­prudemment. « Sur le principe, nous ne souhaitons pas que la BCE vienne à la rescousse, mais c’est une situation d’urgence » , estime le vice-président des sociaux-démocrates (SPD) au Bundestag, Joachim Poss. Selon le député Vert européen Sven Giegold, « les Verts allemands sont aussi de l’avis que ce n’est pas la tâche normale de la BCE d’assurer le financement des États. En Allemagne, la position pour un achat de dette par la BCE est impossible à faire accepter dans l’opinion, quand bien même ce serait économiquement raisonnable, parce que c’est illégal ».

En effet, racheter des obligations contrevient aux statuts de la BCE. « Mais ceux-ci ont été écrits à partir de ceux de la banque centrale allemande , insiste Heinz-Josef Bontrup, économiste du groupe Memorandum[^2]. Ceux de la France étaient très différents. En Allemagne, on a peur d’une banque qui ferait marcher la planche à billets sur ordre du politique, comme cela a été le cas pendant la Première Guerre mondiale. » L’indépendance de la BCE a été l’une des conditions allemandes à l’abandon de sa souveraineté monétaire.

Contre toute attente, le responsable d’un journal conservateur, Frank Schirrmacher, chef des pages culture et idées à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, a défendu le référendum de Papandréou contre la « consternation » de Sarkozy et Merkel. Dans une tribune du 1er novembre, il regrettait, après les réactions affolées des dirigeants européens à l’annonce grecque, « le spectacle de la dégénérescence des valeurs mêmes que l’Europe était autrefois censée incarner » . Le journaliste concluait : « Papandréou n’a pas seulement raison, il montre aussi une voie à l’Europe. »

Quelques jours plus tard, le philosophe allemand Jürgen Habermas, grand défenseur de l’intégration démocratique européenne, lui répondait dans le même sens : « C’est justement quand le choix n’existe plus qu’entre la peste et le choléra que la décision ne doit pas se prendre par-dessus la tête d’une population démocratique. Ce n’est pas qu’une question de démocratie, ici, c’est aussi la dignité qui est en jeu. »

La mémoire de l’hyper­inflation qui a suivi la Première Guerre (en novembre 1923, il fallait 4 200 milliards de marks pour un dollar, contre déjà 18 000 marks en janvier) influe évidemment sur la position actuelle du pays. « La crainte de l’inflation concerne presque tous les Allemands d’une manière quasi pathologique, rapporte Sven Giegold. Les Allemands ont plus peur de l’inflation que de la guerre ou du changement climatique. C’est ce que montrent toutes les enquêtes d’opinion. Même si, du point de vue économique, un rachat de dette publique par la BCE sur le marché secondaire ne pousse pas forcément à l’inflation. Mais cette peur en elle-même reste un problème. » Selon les derniers chiffres d’Eurostat, du 16 novembre, l’augmentation des prix est estimée à 3 % annuels pour 2011.
Pour l’instant, cette crainte reste circonscrite aux frontières allemandes. Ce qui n’est pas le cas de l’obsession de la rigueur budgétaire. « La règle d’or est devenue un produit allemand d’exportation   [^3]», ironise Mechthild Schrooten. L’Allemagne a adopté en 2009, sous Merkel mais avec un ministre des Finances SPD, Peer Steinbrück, une limitation constitutionnelle de la dette. Ainsi, à partir de 2016, le déficit annuel du pays ne pourra plus excéder 0,35 % du PIB (bien moins que les 3 % autorisés dans le pacte européen de stabilité). Les États-régions (les Länder) n’auront, eux, droit à aucun déficit à partir de 2020. Des exceptions sont prévues en cas de catastrophe naturelle ou de récession. Pour Heinz-Josef Bontrup, c’est irresponsable : « Imaginez une région comme la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, avec 18 millions d’habitants, qui n’aura plus le droit de prendre un seul nouveau crédit ! Dites ça à une entreprise ! Ou à un ménage qui veut s’acheter une voiture… »

Pourtant, en lui-même, le principe d’une limitation obligatoire de la dette est largement défendu dans la classe politique allemande, à condition, pour la gauche, de faire aussi payer les hauts revenus et les patrimoines, et pas seulement de couper dans les dépenses publiques. « On pourrait faire reculer la dette en imposant plus les riches, défend Michael Schlecht, député Die Linke (gauche radicale) au Bundestag, chargé des finances. Je suis contre la règle d’or si c’est sur le dos de la plus grande partie de la population. Mais, si on imposait une fois les millionnaires européens à 50 %, pour une taxe exceptionnelle, on réduirait de moitié la dette publique européenne. »

« Il ne faut pas laisser le thème de l’endettement public à la droite, juge pour sa part le député Vert Sven Giegold. Car la population, qu’elle soit de gauche ou de droite, partage l’inquiétude de voir l’État devenir impuissant par trop d’endettement. » À l’heure où le Bundestag débat du budget allemand 2012, c’est effectivement l’opposition de gauche qui reproche à la majorité conservatrice et libérale son nouvel endentement de 26 milliards d’euros [^4] et ses baisses d’impôts décidées à l’automne.

Cette prodigalité de Merkel ne vaut toutefois pas pour l’étranger. À ses voisins européens, la chancelière veut imposer des réductions drastiques des dépenses, quitte à modifier les traités de l’Union. « Cette orgie d’austérité ne va pas résoudre la crise mais l’aggraver. Si tous les pays suivent cette politique, toute l’économie s’effondre » , estime Heinz-Josef Bontrup. « Consolider le budget n’est pas suffisant pour la Grèce et les autres pays en difficulté, il faut aussi parler de croissance, soutient également le social-démocrate Joachim Poss. On ne sort pas de la crise simplement en faisant des économies. »

Pour autant, les pactes de compétitivité à répétition des dirigeants européens n’y feront sûrement rien non plus. Les économistes du Memorandum dénoncent cet horizon de « compétitivité agressive »  [^5]. « Nous essayons depuis longtemps de prouver que la politique d’excédent commercial de Berlin est désavantageuse pour la zone euro et pour l’Allemagne elle-même , explique Mechthild Schrooten. L’excédent de la balance des paiements du pays augmente depuis plusieurs années, mais c’est dû à une stagnation, voire un recul, des salaires réels. C’est ainsi que la compétitivité des produits allemands s’est imposée sur le marché européen. »

L’Allemagne est en effet le pays de l’Union européenne où les salaires ont le moins progressé en dix ans[^6]. Les bas salaires y concernent plus de 20 % des travailleurs[^7].

Selon Michael Schlecht, cet excédent commercial porté par une compression des salaires est la cause de la crise européenne : « L’excédent n’est qu’une face de la médaille, son revers c’est l’endettement. Le dumping salarial a été voulu politiquement, avec les mesures de précarisation du marché du travail du gouvernement rouge-vert de Gerhard Schröder et Joschka Fischer, de 1998 à 2005, puis sous Merkel. C’est un impérialisme économique qui menace la cohésion européenne. »

Au premier semestre 2011, l’excédent commercial de l’Allemagne atteignait 100 milliards d’euros. La France affiche un déficit commercial de 58 milliards[^8]. L’élu Die Linke était en Grèce en novembre : « Je leur ai dit que cela aurait plus de sens, au lieu de manifester place Syntagma, de venir à 3 000 à Berlin protester devant la chancellerie. »

[^2]: Heinz Josef Bontrup a préfacé la traduction allemande du Manifeste des économistes atterrés.

[^3]: L’Espagne a voté la règle d’or en septembre. Sarkozy a échoué à l’imposer après la défaite de la droite au Sénat.

[^4]: La dette allemande s’élève à 80 % de son PIB, 20 % de plus qu’en 2007.

[^5]: Dans leur « Programme en sept points sur l’union économique et monétaire » de février 2011.

[^6]: Selon la dernière étude de l’Organisation internationale du travail, les salaires réels allemands du privé ont baissé de 4,5 % ces dix dernières années, contre + 8,6 % en France.

[^7]: Selon les chiffres de la fondation d’études économiques Hans-Bökckler.

[^8]: Eurostat, 15 novembre 2011.

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