Le grand tournant palestinien

Reportage. La nouvelle stratégie de l’Autorité est jugée différemment selon que l’on habite à Ramallah ou dans un village étouffé par le mur. Par notre envoyé spécial en Cisjordanie, Denis Sieffert.

Denis Sieffert  • 22 décembre 2011 abonné·es

L’expression est de Gideon Levy, le remarquable éditorialiste du quotidien israélien Ha’aretz. Le problème palestinien, dit-il, s’est effacé comme « par évaporation ». « Imperceptiblement » , le conflit a disparu des conversations à Tel-Aviv ou à Jérusalem. Les chauffeurs de taxi qui, naguère, attaquaient immédiatement le sujet dès que vous aviez mis un pied dans la voiture, aujourd’hui vous parlent d’économie, de la menace iranienne, ou de rien du tout. C’est le drame des Palestiniens. On parle d’eux quand le sang coule, quand il y a des attentats, ou quand l’aviation israélienne déverse ses bombes sur Gaza. Mais dès que s’installe une apparence de paix, c’est l’indifférence ou l’oubli.

Le plus étonnant, c’est que c’est un peu la même chose côté palestinien. Lundi 12 décembre, à Ramallah, des intellectuels et des cadres du Fatah, le mouvement historique de la résistance palestinienne, s’étaient réunis pour parler des révolutions arabes. En trois heures de débats, il ne fut question qu’une fois du conflit israélo-palestinien, lorsque l’organisateur de la soirée, Othman Abu Ghrabieh, s’est dit persuadé que le soulèvement égyptien allait nécessairement amener un retour de l’Égypte dans le conflit, trente-trois ans après qu’elle s’en fut retirée, au moment de l’accord ­israélo-égyptien parrainé par le président américain Jimmy Carter. On a beaucoup parlé en revanche du score des Frères musulmans, et plus encore de celui des salafistes, aux élections législatives égyptiennes.

Bien sûr, la question palestinienne apparaît en filigrane : « Les Frères vont-ils s’allier avec le Hamas ? » , interrogeait un intervenant. Et, en dépit des craintes et des incertitudes sur la situation en Égypte et en Syrie, plusieurs orateurs se sont félicités que « cela bouge » . Façon de déplorer que, sur les autres terrains, ça ne bouge guère. Sauf avec les officiels de ­l’Autorité palestinienne, comme le porte-parole du gouvernement, Ghassan Al-Khatib, rencontré à Ramallah, il est peu question de l’offensive menée pour la reconnaissance de l’État palestinien à l’ONU. « De toute façon, les Américains s’y opposeront toujours » , dit, incrédule, un homme dans un café du centre de Ramallah. Ceux qui sont autour de lui acquiescent. L’ONU, New York, c’est trop loin, presque trop abstrait. Pour l’homme de la rue, il n’y a pas de demi-mesure : c’est oui ou c’est non. Cette histoire de reconnaissance d’un « État non-membre » paraît bien compliquée. Et même si ce statut intermédiaire fait peur à Israël parce qu’il permettrait notamment d’attaquer l’État hébreu devant la Cour pénale internationale pour fait colonial, tout cela semble encore lointain et hypothétique.

Et puis il y a l’autre volet de la stratégie de l’Autorité palestinienne. L’œuvre quasi personnelle du Premier ministre, Salam Fayyad. Ces milliers de microprojets économiques qui rendent la vie des Palestiniens moins rude. Puisque à en croire le FMI le PIB palestinien aurait progressé de plus de 17 % depuis 2008. Et il est vrai que l’actuel Premier ministre, entré en fonction le 15 juin 2007, au lendemain de la rupture entre l’Autorité et le Hamas de Gaza, a apuré les comptes, créé une certaine transparence dans la gestion des deniers publics, mené à bien plusieurs projets, de routes notamment, fondé des institutions.

En périphérie de Ramallah et de Naplouse, les chantiers ­foisonnent. Les complexes hôteliers se multiplient. Des hommes d’affaires s’enrichissent. Et la vie quotidienne des gens s’améliore. Le chômage diminue. Les salaires des fonctionnaires sont régulièrement versés. Au café Le Ramallah, un petit espace sans charme particulier mais qui est le lieu de rendez-vous, en fin de journée, des intellectuels, des journalistes et des syndicalistes, le responsable du syndicat des fonctionnaires, « proche de l’Unsa » , dit-il, souligne bien que le conflit en cours avec l’Autorité « ne porte pas sur les salaires, mais sur les conditions de travail » . Presque un luxe en comparaison de périodes récentes. Un troisième facteur donne l’impression d’une situation apaisée : l’occupation israélienne est moins visible sur les grands axes. Il y a toujours quelques gros check-points, comme l’épouvantable barrage de Qalandiya (voir page 23) aux portes de Jérusalem. Mais on peut à présent parcourir les 50 kilomètres qui séparent Ramallah de Naplouse sans rencontrer un seul check-point.

Une apparence de paix s’est installée. Une apparence seulement car, si plusieurs check-points sont ouverts, ils ne sont pas démantelés. Les jeeps des patrouilles israéliennes sont postées à l’écart, et les barrages peuvent être reconstitués à tout instant. Au gré des circonstances : un incident ou l’humeur d’un gradé israélien. Encore que, côté israélien, on a réduit l’arbitraire et normalisé le fonctionnement.

À Jérusalem, Yehuda Shaul, le porte-parole de l’association d’anciens soldats Breaking the silence, a eu le mot juste pour décrire la nouvelle situation : « L’occupation s’est beaucoup perfectionnée » , dit-il. Mais c’est toujours, et peut-être plus que jamais, l’occupation.

Ce semblant d’adoucissement est-il le résultat de la nouvelle stratégie palestinienne, plus diplomatique et économique que violente ? Quand on lui pose la question, Ghassan Al-Khatib se cabre : « Nous ne faisons pas tout cela pour plaire aux Israéliens, mais pour améliorer le sort de notre peuple. Et surtout pour ­dissuader les gens de quitter leur terre. Car les faire partir, c’est exactement ce que cherchent les Israéliens. »

C’est un fait, dans les grandes villes, les gens vivent mieux. C’est ce que l’ancien correspondant du Monde en Palestine, Benjamin Barthe, a nommé dans un excellent livre (voir Politis n° 1171) le « Ramallah Dream ». Car l’effet Salam Fayyad est évidemment moins perceptible en périphérie des villes ou dans les camps de réfugiés. Et très peu dans le vaste périmètre que les Israéliens appellent le « grand Jérusalem » . Un territoire entièrement dévoré par la colonisation et en grande partie annexé par Israël.
Ailleurs, aux abords de Ramallah et de Naplouse notamment, les chantiers et les échafaudages foisonnent. Il ne s’agit pas seulement de « développement économique »  : « Nous aussi, il nous faut occuper le territoire » , ironise un cadre du Fatah. Ce n’est qu’une demi-plaisanterie. Les Palestiniens pensent que ce qui est construit est construit. Et que c’est déjà ça que les colons n’auront pas.

Hélas, par le passé, les Israéliens ont déjà montré qu’ils savaient faire marcher le bulldozer quand ils jettent leur dévolu sur un lopin de terre. Cinq cents ­maisons ont été détruites en 2011 et mille Palestiniens ont été « déplacés » . Aujourd’hui, les projets de construction de colonies, ou d’extension de colonies ­existantes « pour raisons démographiques » – ce qui finit par revenir au même –, se multiplient. Quatre mille logements nouveaux sont programmés dans Jérusalem-Est. Le gouvernement Netanyahou est le gouvernement des colons. Si bien que le débat existe, surtout dans les milieux intellectuels palestiniens, pour savoir si la stratégie de Salam Fayyad n’est pas un piège.

Pour Wissam, professeur de français à l’université de Naplouse, cela ne fait aucun doute : « Notre développement économique est illusoire. On ne peut pas se développer sous occupation. Notre commerce extérieur est quasi inexistant. Comment pourrait-il en être autrement alors que nous n’avons pas le droit d’avoir un aéroport ? »

Wissam est représentatif d’un courant d’opinion à la fois proche du Fatah et très critique à son égard, et qui plaide pour une solution radicale : la dissolution de l’Autorité palestinienne. « C’est le seul choc que nous pouvons créer. Nous aurons une situation d’apartheid comme en Afrique du Sud. Et nous placerons la communauté internationale face à ses responsabilités. » Dire que le débat fait rage serait exagéré. Ce point de vue reste très minoritaire. « Ce sont quelques intellectuels » , commente Ghassan Al-Khatib avec un rien de dédain. « Mais qui paierait les salaires des fonctionnaires ? » , demande-t-il, avant d’ajouter : « Le débat a eu lieu, il est aujourd’hui dépassé. »

En revanche, Wissam n’adhère pas à une autre critique adressée généralement à la stratégie de Salam Fayyad. Il ne croit pas que l’amélioration, indéniable, des conditions de vie va endormir le peuple. « La frustration reste énorme. Le refus de la colonisation est toujours très fort. Et il suffit d’une étincelle pour que tout reparte un jour. »

Du côté de l’Autorité palestinienne, on veille bien aussi à ne pas oublier dans l’énoncé de la « nouvelle stratégie » la « résistance pacifique de la société civile » . En insistant sur « pacifique » . Cette forme de mobilisation existe de plus en plus. C’est à Bil’in, à 12 kilomètres au nord-ouest de Ramallah, que cette nouvelle forme de résistance a pris corps. Nous sommes là au plus près de la colonisation et de son caractère le plus insupportable. Le mur de séparation construit sur ordre d’Ariel Sharon a ­provoqué la destruction de 60 % des terres cultivables du village.

Mais le mouvement pacifique palestinien connaît aussi ses limites : c’est la violence de l’armée israélienne. Le 10 décembre, un jeune Palestinien de 28 ans, Mustafa Tamimi, a été tué par une grenade lacrymogène tirée à tir tendu par un soldat israélien. Il participait comme chaque semaine à une manifestation ­pacifique des villageois de Nabi Saleh, un village de Cisjordanie dont les terres ont été accaparées par la colonie israélienne voisine.

Il est donc très difficile de porter un jugement définitif sur la nouvelle stratégie palestinienne. Celle-ci délivre des vérités contradictoires selon que l’on partage le sort d’une jeunesse inscrite dans la modernité au cœur de Ramallah, et qui se retrouve le soir venu au Café Joe, tout près de la place Al-Manara, pour « refaire le monde » en fumant une chicha, ou que l’on est un paysan exproprié de Bil’in ou de Nabi Saleh, ou même de la vieille ville de Jérusalem.

La question est de savoir s’il existe aujourd’hui une véritable alternative à cette stratégie. L’histoire aura plusieurs occasions, dans les prochains mois, de rendre son verdict. Qu’adviendra-t-il de l’offensive diplomatique en direction de l’ONU ? Sous la pression des révolutions arabes, le Hamas et l’Autorité palestinienne vont-ils parvenir à un accord dans la perspective des élections prévues pour le mois de mai 2012 ?

Enfin, qui, au mois de mai, succédera à Mahmoud Abbas à la présidence de l’Autorité palestinienne ? Des noms circulent, dont celui de Saëb Erekat, l’homme de toutes les négociations, et celui de Salam Fayyad. Mais tant de choses peuvent arriver d’ici là. Avec le risque permanent d’une folie du gouvernement israélien, mis en difficulté à l’ONU, et qui peut être tenté par une aventure plus redoutable encore que les précédentes. En Iran, par exemple.

Monde
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