Ordures et poésie

Un fuyard trouve refuge dans la décharge d’Erevan. Un roman carnavalesque de Denis Donikian.

Anaïs Heluin  • 22 décembre 2011 abonné·es

Grouillante et sans fond, la décharge d’Erevan, capitale de l’Arménie, concentre toutes les aberrations d’un pays dévasté. Violences et désillusions, luttes vite changées en résignation… Incurables, tous ces maux habitent le dépotoir géant imaginé par l’écrivain Denis Donikian et placé au centre de son premier roman, intitulé Vidures . Ouvert à plusieurs interprétations, ce mot-valise laisse entrevoir avec bonheur la complexité et la finesse d’un récit tout en métaphores ; des vies dures y naviguent entre vide et ordures, mais aussi entre rire et rage de vivre.

Virtuose du néologisme et inventeur prodigue d’expressions drolatiques, l’auteur franco-arménien parvient à atténuer, grâce à sa langue singulière, la misère accablante qui parcourt son œuvre. La littérature serait-elle une voie de sortie pour une Arménie désolée ? Gam’, le personnage principal, invite en tout cas à nous poser la question, au travers de détails a priori anodins, comme la lecture d’un article du fameux journal arménien, le  Jamanak , et la déclamation d’un poème d’amour. Ou encore par l’importance qu’il accorde à chaque page écrite arrachée aux immondices.

Que fait-il au milieu de la fange, cet être cultivé et sensible ? Au fur et à mesure que l’univers de la décharge se précise, les contours de Gam’ aussi. Poète et ancien journaliste pamphlétaire recherché par les autorités, il a trouvé refuge dans le seul lieu où demeurent un semblant de liberté et la possibilité de se nourrir. Triste paradoxe, inversion grotesque de l’ordre des choses. Autrement dit, l’Arménie de Denis Donikian est une terre carnavalesque, à la nature pervertie, mais toujours surplombée de son majestueux mont Ararat.

Tout comme Gam’, la plupart des personnages de Vidures viennent chercher leur pitance à la décharge. Bien qu’à peine esquissés, ils ne participent pas seulement au tableau de la détresse ambiante. Porteurs de discours avant tout, ces fouilleurs de détritus sont autant de prétextes à l’hétérogénéité générique du roman. Ils passent du manifeste politique au dialogue théâtral, interrompant ainsi le narrateur dans son feuilleton sur le quotidien de la déchetterie.

Une mosaïque de genres qui, avec un effet humoristique, dit l’éclatement de l’Arménie. Métaphore de ce pays miné par un génocide et une indépendance tombée aux mains de mafieux, l’ordre de la décharge commence lui aussi à se lézarder. Quel avenir, pour une terre où la dernière parcelle de liberté s’effondre ? Il faut croire à l’ingéniosité d’un peuple qui, pour rester digne, peut donner toutes les formes possibles à sa misère.

Culture
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