Le savant et le politique

L’œuvre de Bourdieu est au cœur de l’actualité de la lutte contre « la révolution conservatrice » qui tente d’imposer un retour au XIXe siècle.

Gérard Mauger  • 19 janvier 2012 abonné·es

Dix ans après sa mort, la tradition des commémorations décennales vaut à Pierre Bourdieu un come-back dans « l’actualité française » : ce sont, en effet, les médias qui « font l’actualité »  [^2]… Ce n’est pas la première fois : au moins depuis la grève des cheminots de décembre 1995, qu’il était allé soutenir à la gare de Lyon, Bourdieu a souvent « fait la une » dans la presse… Presque toujours pour y être insulté, comme le rappelle utilement Pierre Rimbert dans le numéro du Monde diplomatique de janvier 2012. Il semble néanmoins qu’on s’avise aujourd’hui en France, avec la publication de ses cours 1989-1992 au Collège de France, Sur l’État (voir ci-contre), de l’importance scientifique de son œuvre.

Quitte à séparer « le savant » du « politique », occultant le second au profit du premier, le provincialisme intellectuel hexagonal découvre, ébahi, une « actualité scientifique » internationale de l’œuvre de Bourdieu qu’il était à peu près seul à ignorer. À quelques exceptions près toutefois. L’article de Sébastien Le Fol dans le Figaro du 7 janvier –  « Au secours, Bourdieu revient »  – est un bon exemple de la virulence d’une « critique » inépuisable qui, pour « faire peuple », mobilise toutes les ressources d’un anti-intellectualisme rudimentaire pour disqualifier à la fois « le savant » et « le politique ».
Je voudrais indiquer ici quel était le point de vue de Bourdieu sur les rapports entre connaissance scientifique et prises de position politiques dans le cas de la sociologie, et rappeler, à toutes fins utiles, quelles étaient ces prises de position qualifiées – pour  les disqualifier – d’« extrêmes », à la veille du XXIe siècle.

L’engagement sociologique

Si, dans le cas de la sociologie, toute perspective « scientifique » porte nécessairement à conséquence politique, c’est d’abord parce que la connaissance du monde social est conquise contre l’illusion du savoir immédiat, contre le sens commun, contre les évidences de la doxa . Nécessairement critique, la sociologie, au moins dans cette conception durkheimienne, est politique : « S’il n’est de science que du caché, on comprend que la sociologie ait partie liée avec les forces ­historiques qui, à chaque époque, contraignent la vérité des rapports de force à se dévoiler, ne serait-ce qu’en les forçant à se voiler toujours davantage » , écrivaient ainsi Bourdieu et Passeron dans la Reproduction (Minuit, 1970).

Mais, si la sociologie est inévitablement politique, c’est aussi parce que « le caché » qu’il s’agit, pour elle, de porter au jour réside, pour l’essentiel, dans les rapports de domination dont l’efficacité repose pour beaucoup sur la méconnaissance de leur logique et de leurs effets. En mettant en évidence les mécanismes sociaux qui assurent leur reproduction et, ce faisant, le maintien de l’ordre établi, elle prend nécessairement parti dans la lutte politique.
Enfin – et l’argument vaut pour toute sociologie (y compris celles qui récusent la volonté durkheimienne de rupture avec le sens commun et/ou qui s’insurgent contre « l’omniprésence de la domination » ) –, parce que les sociologues n’ont évidemment pas le monopole de la représentation du monde social, ils sont inévitablement pris (parfois à leur corps défendant) dans les luttes symboliques qui ont pour objet l’imposition de la vision légitime du monde social et, de ce fait, nécessairement confrontés, pour les approuver ou les critiquer, à tous ceux, hommes politiques ou journalistes, qui participent avec d’autres ressources au même combat. « Parce que rien n’est moins neutre, quand il s’agit du monde social, que d’énoncer l’Être avec autorité, les constats de la science [^3] exercent inévitablement une efficacité politique [[Leçon sur la leçon, Pierre Bourdieu, éditions de Minuit, 1982.
]]. »

Tirer les conséquences de ce triple constat, ce n’est ni « tenir le commentaire académique pour un acte politique ou la critique des textes pour un fait de résistance [^4] », ni revendiquer pour le sociologue la place du philosophe-roi, mais, plus prosaïquement, tenter de surmonter la division établie entre chercheurs et militants. En luttant, d’une part, contre l’ethnocentrisme spécifique des intellectuels, contre un usage politique abusif de l’autorité intellectuelle, contre le radicalisme de campus, contre les illusions de la « logothérapie », etc. En luttant, d’autre part, contre toutes les formes d’anti-intellectualisme qui ont presque toujours pour principe le ressentiment.

Quitte à choquer ceux qui, dans le monde scientifique, y voient un manquement à la neutralité axiologique et ceux qui, dans le monde politique, y voient une menace pour leur monopole, « l’engagement sociologique » définit une politique d’intervention dans le monde politique qui s’efforce de substituer à la logique politique de la dénonciation la logique intellectuelle de l’argumentation et de la réfutation. Telle est, en substance, la tâche que – sans Bourdieu, donc sans trouver l’écho qui était le sien – nous nous efforçons de poursuivre dans le cadre de l’association Raisons d’agir (devenue Savoir/Agir [^5]), qu’il avait créée en 1995.

La politique du sociologue

Dans cette perspective, face aux think tanks conservateurs, spécialisés dans la production et la diffusion de variantes de l’idéologie néolibérale, il s’agit de construire un « intellectuel collectif autonome »  [^6] dont les fonctions sont à la fois négatives et positives.

La fonction négative, critique, consiste à produire et à disséminer des instruments de défense contre la domination symbolique qui s’arme aujourd’hui de l’autorité de la science, c’est-à-dire à soumettre le discours dominant à une critique logique, visant le lexique, l’argumentation, l’usage des métaphores ; à mettre au jour les déterminants qui pèsent sur les producteurs du discours dominant et sur leurs produits ; à montrer comment la circulation des idées est sous-tendue par une circulation de pouvoir ; à opposer une critique proprement scientifique à l’autorité à prétention scientifique des experts ; à utiliser « l’autorité de la science » pour désamorcer les « effets de science ». Elle consiste à découvrir et à démonter les stratégies élaborées et mises en œuvre par les grandes entreprises multinationales et les organismes internationaux. Ce faisant, il s’agit de rompre l’apparence d’unanimité qui fait l’essentiel de la force symbolique de la nouvelle doxa  : l’utopie néolibérale de dérégulation généralisée.

La fonction positive (qui transgresse, chez les sociologues, le tabou qui leur interdit d’énoncer des « propositions » [^7]) consiste à contribuer à créer les conditions sociales d’une ­production collective d’utopies réalistes ; à orchestrer la recherche collective de nouvelles formes d’action collective ; à assister la dynamique des groupes en lutte dans leur effort pour exprimer et, du même coup, découvrir ce qu’ils sont et ce qu’ils pourraient ou devraient être ; à aider les victimes de la politique néolibérale à découvrir les effets diversement réfractés d’une même cause.

Au centre de l’actualité internationale des sciences sociales, l’œuvre de Pierre Bourdieu est virtuellement au centre de l’actualité politique. Actualité de la lutte contre la doxa néolibérale, contre le retrait de l’État, contre la destruction d’une civilisation associée à l’existence du service public et à l’égalité républicaine des droits (au travail, à la santé, à l’éducation, au logement, à la culture, etc.).

Actualité de la lutte contre la révolution conservatrice qui se réclame de la science (économique) et de « la fin des idéologies » pour imposer et justifier le retour au XIXe siècle. Actualité de la lutte contre l’économisme étroit de la vision du monde FMI, contre les « impératifs » des marchés ­financiers (compétitivité, productivité, austérité, flexibilité, mobilité, précarité, etc.), contre le mythe de la mondialisation. Actualité de la lutte contre le néo-darwinisme social, contre ses encouragements incessants aux intérêts privés contre l’intérêt public (cf. le « retour de l’individualisme »), contre la xénophobie d’État et le racisme de classe, etc. Luttes symboliques, sociologiquement argumentées, mais méthodiquement refoulées hors de l’espace public.

Parce qu’en matière d’élections la croyance est performative, il faut croire que l’esprit majeur de ce temps, « savant et politique », qui nous a quittés en janvier 2002, verra son jour en mai 2012.


L’État comme Janus

Ce ne sont pas les énormes chantiers qui faisaient peur à Pierre Bourdieu. Engageant un cours sur l’État, le 18 janvier 1990 au Collège de France, l’auteur de la Distinction parlait cependant de « programme impossible » et d’un objet « presque impensable » . Pourquoi ? « Je pense profondément qu’on n’en finit jamais de se libérer de l’évidence du social ; et parmi les instruments de production d’évidence et de sentiment d’évidence, l’État est certainement le plus puissant » , écrit-il. Partant d’une définition de l’État par Max Weber, à laquelle il ajoute le mot « symbolique » , déterminant chez lui –  « Monopole de la violence physique et symbolique légitime »  –, il fait dès lors feu de tout bois méthodologique (histoire sociale, étude des discours…) pour en revisiter la genèse.

Déconstruisant son objet, qu’il compare à un Janus, Pierre Bourdieu en vient à distinguer un État de la main gauche et un État de la main droite, en lutte perpétuelle. Le premier est celui des ministères de l’État providence, « particulièrement menacé en ce moment, sous un gouvernement de gauche » , dit-il en conclusion, le 12 décembre 1991. Cette publication inaugurale des cours de Pierre Bourdieu au Collège de France, établie par Patrick Champagne, Rémi Lenoir, Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière, très accessible grâce à sa forme orale, résonne fortement avec la situation d’aujourd’hui.

C. K.

Sur l’État, Cours au Collège de France 1989–1992, Pierre Bourdieu, Raison d’agir/Seuil, 657 p., 30 euros.

[^2]: « L’emprise du journalisme », in Sur la télévision, Pierre Bourdieu, éditions Raisons d’agir, 1996, pp. 79-94.

[^3]: N. B. : La remarque vaut pour tout énoncé qui en a les apparences…

[^4]: Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu, éditions du Seuil, 1997, p. 10.

[^5]:  L’association publie la collection et la revue du même nom aux éditions du Croquant. www.savoir-agir.org/

[^6]:  « Pour un savoir engagé », in Contre-feux 2, Pierre Bourdieu, éditions Raisons d’agir, 2001, pp. 33-41.

[^7]:  Cf. 2012 : les sociologues s’invitent dans le débat, Louis Pinto (dir.), Broissieux, éditions du Croquant, 2012 (à paraître).

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