Ceux qui sont restés

Cinquante ans après la fin de la guerre d’Algérie, une autre lecture s’impose des années qui ont suivi l’indépendance.

Pierre Daum  • 23 février 2012 abonné·es

Depuis un demi-siècle, une seule thèse domine, jamais remise en question : en 1962, tous les pieds-noirs[^2] ont quitté l’Algérie, ils n’avaient pas le choix, c’était « la valise ou le cercueil ». Or, un chiffre retrouvé dans les archives du ministère des Affaires étrangères oblige aujourd’hui à revoir en profondeur un tel discours : en janvier 1963, 200 000 Européens et Juifs se trouvaient encore sur le sol de l’ancienne colonie. Soit 20 % de la population totale des Français d’Algérie. À ce moment-là, le calme était complètement revenu, et le sentiment de peur, au sein de cette population, avait totalement disparu. Même plus : le regard que portent alors les Algériens sur ces Français-là s’avère particulièrement chaleureux.

C’est ce qu’exprime l’écrivaine Michèle Villanueva, restée à Oran, sa ville natale, jusqu’en 1965 : « C’est lors de la première année de l’indépendance que j’ai découvert une Algérie que je ne connaissais pas, de la Kabylie aux Bibans et au Mzab. Malgré les destructions, les forêts brûlées au napalm, l’accueil des populations dans le moindre village ne cessait de m’étonner. Comment, en nous voyant, même s’ils sentaient notre complicité, comment faisaient-ils pour faire taire leur haine de la guerre, de l’armée d’occupation coloniale ? Je ne pouvais m’empêcher de penser combien les Français au lendemain de la Seconde Guerre mondiale confondaient souvent les Allemands et les nazis[^3]. »

De ces hommes et de ces femmes qui ne firent pas comme tout le monde, personne ne parle en France, et tout le monde a fini par croire que tous les pieds-noirs avaient fui l’Algérie en 1962. « Cette histoire de la valise ou du cercueil, c’est sûr que cela a concerné des gens , admet Marie-France Grangaud, mais une partie seulement. Mes parents, par exemple, ne sont pas du tout partis dans l’affolement. » Mme Grangaud est née à Orléanville, en 1943, dans une famille de bourgeois protestants. Avec son mari, Jean-Paul, un Algérois devenu professeur de médecine, ils n’ont jamais quitté le quartier d’El Biar, à Alger. Après une courte pause, elle poursuit : « Je pense que mes parents étaient incapables de concevoir d’être commandés par des Arabes. Cela leur faisait peur. L’état d’esprit colonial intégrait de facto un sentiment de supériorité. C’était peut-être plus civilisé dans notre milieu, mais ce sentiment existait chez tous les Européens. Il constituait une évidence. C’était même ça, la colonisation ! Moi-même, après avoir décidé de rester, j’ai dû me débarrasser de ce sentiment, j’ai dû changer mon regard sur les Arabes. »

Dans les dix années qui suivirent l’indépendance, ce chiffre de 200 000 subit une forte érosion. Les statistiques sont alors de plus en plus difficiles à obtenir (un certain nombre de pieds-noirs sont « dilués » au sein de la population arabo-berbère), mais on estime le nouveau chiffre à environ 50 000. « La raison principale de ces départs a été les difficultés matérielles, rappelle Martine Timsit, qui fait partie de ces familles juives demeurées dans l’Algérie algérienne. Pendant ses cent trente-deux années de présence, la France n’a jamais développé économiquement l’Algérie. Quand elle s’est retirée, le pays est apparu dans sa réalité : un pays sous-développé. Avec tout ce que cela implique dans les difficultés d’accès aux soins, à l’éducation des enfants… » Les années passant, une mortalité naturelle réduisit encore le groupe.

Puis vint la décennie noire des années 1990 : comme de nombreux Algériens arabo-berbères, des Algériens juifs ou issus des immigrations européennes prirent le chemin de l’exil. S’ils étaient encore plusieurs milliers en 1990, ils ne seraient plus que quelques centaines aujourd’hui.

Ce qui frappe, lorsqu’on observe tous ces pieds-noirs qui ne sont pas partis en 1962, c’est leur extrême diversité. Il y a Maurice Baglietto, que ses copains appellent Momo, ouvrier et éleveur d’abeilles dans la Mitidja, un ancien du PCA (Parti communiste algérien), qui vit toujours quartier du Ruisseau, à Alger. Nicole Barcelot, dont le mari exerça pendant cinquante ans la médecine à Bab el Oued. Les Bellaïche, grande famille de Juifs algérois, qui continuent de gérer quelques immeubles dans la capitale. Corinne Brac de la Perrière, une des filles de Jacques Chevallier, le célèbre maire d’Alger à la fin des années 1950. Pierre et Claudine Chaulet, dont un des fils, Luc, est journaliste à La 3, la chaîne francophone de la radio algérienne. Bernard Kuster, enseignant au lycée français, qui vit toujours sur les terres que ses ancêtres alsaciens ont reçues de l’État en 1871. Jean Donet, qui a fait prospérer l’entreprise de travaux maritimes de son père à Oran. Gérard Gherardi, natif de Khenchela, au sud de Constantine, où son père possédait un garage de mécanique auto. Robert Matéo, lui aussi dans la mécanique, mais à Oran. Jean-Bernard Vialin, devenu pilote de ligne à Air Algérie.

Et puis il y a aussi ceux qui sont partis en 1962 et revenus plus tard : Caroline Janssen, qui gère aujourd’hui tous les biens immobiliers que sa famille, les Alteirac, ont toujours conservés. Philippe Sintès, né en 1949, qui depuis dix ans fait tourner une entreprise de fabrication de machines à Staouéli, sur la côte algéroise. Ou encore Chantal Lefèvre, dont le père avait fui en Espagne à cause de ses activités OAS, qui a repris la célèbre imprimerie Mauguin, à Blida, œuvre de son grand-père, le puissant sénateur Alexandre Mauguin.

Parmi toutes ces personnes, certaines étaient en faveur de l’indépendance, mais la majorité penchait plutôt pour l’autre camp, si même elle n’était pas ultra. « Moi, je vous le dis tout net : j’étais pour l’Algérie française !, s’exclame Mme Ripoll avec la même vigueur qu’il y a cinquante ans. Et je peux même vous dire plus : pour moi, de Gaulle, que tout le monde considère comme un héros, et bien, pour moi, c’est un moins que rien ! Il nous a bien trahis, oui ! » A 87 ans, Germaine Ripoll vit toujours à Arzew, à une trentaine de kilomètres à l’est d’Oran. Le restaurant qu’elle a ouvert avec son mari avant l’indépendance a été repris par leur fils Pierre. Celui-ci est marié avec Leïla, et Germaine se retrouve la grand-mère comblée de quatre petits-enfants. « Regardez la beauté de cette mer ! » , s’exclame madame Ripoll en pointant du doigt la vue magnifique qui s’étend au pied de sa modeste maison. « C’est pour elle que je suis restée. Juste après l’indépendance, je suis allée en France deux ou trois fois, ma mère et ma sœur voulaient absolument que je les rejoigne. Mais ce n’est pas aussi beau qu’ici. Et puis les gens ont toujours été d’une gentillesse avec moi… »

Bien sûr, la vie de ces « pieds-noirs » (un certain nombre d’entre eux n’aiment pas du tout se voir désigner ainsi) n’a pas toujours été facile. Ils se sont retrouvés à vivre dans un pays en voie de développement socialiste, et donc confrontés à la difficulté, dans les années 1970, de trouver un grand nombre de produits de consommation. « On pouvait passer six mois sans voir un œuf, se souvient en riant Raymond Boino, pied-noir de Port-aux-Poules, près d’Oran, devenu enseignant de français dans un collège algérien. Le café avait disparu. On allait faire les courses dans des magasins à moitié vides et on achetait ce qu’on trouvait. Un jour, je me suis retrouvé devant une montagne de fromages de Hollande qui venaient d’arriver. J’en ai mangé pendant plusieurs semaines… »

La pénurie s’amoindrit à partir de 1988, avec le début de la libéralisation du commerce. Depuis, on trouve de tout en Algérie, mais à des prix très élevés par rapport aux salaires. Entre des conditions de vie difficiles, des promesses de démocratie jamais tenues, et la violence des années 1990, le flux des pieds-noirs vers la France ne s’est jamais interrompu. «  Il faut bien comprendre que beaucoup d’Algériens aussi veulent quitter leur pays, remarque Guy Bonifacio, natif d’Oran, qui y vit toujours. Finalement, nous sommes comme eux. Sauf que nous n’avons aucun problème de papiers quand nous débarquons en France… »

On a du mal à imaginer combien, jusqu’au milieu des années 1970, les rues d’Alger, d’Oran et d’Annaba (l’ancienne Bône) pouvaient ressembler à celles de Paris ou de Montpellier : jeunes femmes en jupe courte, cheveux au vent, hommes en pantalon à pattes d’éléphant, coiffure gominée tirée en arrière, attablés aux terrasses de café autour de bières bien fraîches. Un film, resté légendaire, donne une bonne image de l’ambiance qui régnait dans ces années-là : Omar Gatlato, réalisé en 1977 par Merzak Allouache. Puis les jupes se sont allongées, les cheveux des femmes se sont couverts, et la vente publique d’alcool a été interdite.

Depuis quelques années, des milliers de rapatriés de 1962 reviennent, souvent en voyage organisé, revoir la ville ou le village où ils sont nés. Après une si longue absence et tant de rancœurs et de non-dits, tous sont submergés d’émotion devant la gentillesse de l’accueil que leur réservent les Algériens. « Bienvenue chez vous ! Vous êtes ici chez vous ! » , entendent-ils dès qu’ils touchent le sol natal. À peine s’ils remarquent la saleté des rues, l’anarchie des constructions, la circulation chaotique… Ils ne voient que la gentillesse de la population et la beauté des paysages.

Chantal Lefèvre a sauté le pas : en 1993, elle s’est installée dans ce pays qu’elle avait quitté dans des conditions difficiles à l’âge de 17 ans, en 1962. L’imprimerie Mauguin, qu’elle dirige d’une main très ferme, est redevenue l’une des meilleures du pays. Comme la plupart des pieds-noirs restés après l’indépendance, Chantal Lefèvre, quand elle est en France, évite de rencontrer des rapatriés de 1962. « Ça ne fait jamais avancer les choses…   » Si elle tombe sur l’un d’entre eux qui lui joue la chanson de la nostalgie larmoyante, elle lui lance : « Eh bien, allez-y en Algérie ! Retournez-y puisque vous l’aimez tant et qu’elle vous manque tellement ! Mais attention ! L’Algérie, il faut la prendre en marche ! Vous y revenez après cinquante ans, il ne faut pas commencer à gémir : “Oh la la, comme ça a changé !” »

[^2]: Le million de pieds-noirs se composait de 150 000 Juifs installés en Algérie depuis deux mille ans, et de 850 000 « Européens », venus, à partir de 1830, d’Espagne, d’Italie, de Malte, et, pour quelques centaines de milliers, de France métropolitaine.

[^3]: Texte publié sur le site www. ldh-toulon.net

Publié dans le dossier
Finie, la guerre d'Algérie ?
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