De la notion de « vote utile »

Denis Sieffert  • 2 février 2012 abonné·es

Illustration - De la notion de « vote utile »

Un peu comme François Hollande aurait à vaincre un ennemi « sans nom et sans visage » appelé « monde de la finance », Jean-Luc Mélenchon aurait à terrasser une autre créature mystérieuse que les politologues appellent « vote utile ». Le candidat du Front de gauche a beau être désigné dans les sondages comme l’auteur du meilleur début de campagne, il aurait rendez-vous avec cet ennemi fatal au matin du premier tour de l’élection présidentielle. Il y aurait là comme un signe du destin. Quelque chose dont il ne serait pas maître, mais qui pourrait ruiner au dernier moment les efforts de notre Sisyphe. Quelque chose qui aurait à voir avec la volonté de nos concitoyens de ne pas manquer l’estocade face à Sarkozy, grand dévastateur de notre paysage social, et qui les conduirait, bon gré mal gré, à concentrer leurs voix sur le candidat socialiste.

Le traumatisme nous vient évidemment du 21 avril 2002. À l’époque, rappelez-vous, c’est surtout à Jean-Pierre Chevènement que s’adressèrent les reproches. Ah s’il ne s’était pas présenté, et s’il n’avait pas pris plus de 5 % des voix à Lionel Jospin, celui-ci n’aurait pas été battu sur le fil par Le Pen ! Mais pourquoi à Chevènement plus qu’à Noël Mamère, ou à Arlette Laguiller ou à Olivier Besancenot, tous flirtant avec les 5 % ? Sans doute en raison de ce que les psychanalystes appellent « le narcissisme des petites différences ».
Chevènement venait tout juste de quitter le gouvernement de Jospin, avec qui il était en désaccord sur le dossier corse, mais dont il était évidemment très proche. Il ne semblait pas en mesure d’affirmer une identité politique suffisamment distincte pour justifier une candidature. On peut tirer de cela une leçon pour aujourd’hui : le « vote utile » n’est pas seulement affaire d’arithmétique. Sinon, les 2,3 % de Christiane Taubira auraient tout aussi bien fait l’affaire pour permettre à Jospin de dépasser Jean-Marie Le Pen. Mais on jugea à l’époque que la différence qu’elle faisait valoir avec le PS était plus marquée et plus légitime.

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La notion de vote utile fait donc appel à d’autres considérations, plus identitaires, et plus profondément politiques. En 2002, année du traumatisme, ils étaient huit à se réclamer de la gauche. Huit, dont le démarcage d’avec le PS, si l’on excepte Noël Mamère et Olivier Besancenot, n’était pas évident. Même Robert Hue, représentant d’un PCF à l’agonie, ressemblait déjà à s’y méprendre à un socialiste. Si l’on remonte plus loin dans l’histoire, quand la gauche, marquée par le grand schisme du congrès de Tours, de 1920, était partagée comme elle le fut pendant plus de soixante ans entre la social-démocratie et le Parti communiste, on ne songeait pas à éliminer l’une ou l’autre de ces grandes forces au nom du vote utile. Leurs différences étaient assez évidentes, et leur existence suffisamment ancrée dans la réalité politique, pour que la question ne se pose jamais en ces termes.

Et c’est paradoxalement lorsque le Parti communiste s’effaça pour soutenir François Mitterrand, en 1974, que celui-ci fut battu par Giscard. Et c’est lorsque les communistes ont réaffirmé leur présence, en 1981, avec un Georges Marchais à plus de 15 % des voix (quatre millions et demi d’électeurs) que Mitterrand remporta l’élection au second tour contre le même Giscard. Les politologues avaient alors fait le constat que l’électorat communiste, encore sociologiquement identifiable, avait offert une « réserve de voix » au candidat socialiste. Sept ans auparavant, dispersés dans la nébuleuse de la gauche au premier tour, ils ne s’étaient guère dérangés au second.

On peut déduire de ces quelques leçons de notre histoire électorale récente que la refondation d’une autre gauche, qu’on l’appelle « vraie gauche » ou « gauche de gauche », a des enjeux qui dépassent de beaucoup la seule question électorale. Si cette gauche qui semble prendre forme aujourd’hui derrière Jean-Luc Mélenchon parvient à s’enraciner socialement et culturellement dans le paysage politique, ce peut être un événement durable. Elle réoccuperait l’espace historiquement laissé en jachère par le vieux Parti communiste. Et il ne s’agirait plus ici de « rénovation », mais de l’émergence de quelque chose de réellement nouveau. Cette hypothèse optimiste, qui nous projette au-delà de la présidentielle, est confortée par la nouvelle inspiration écologiste du discours « mélenchonien ». Au moment où François Hollande exalte le « progrès », façon Troisième République, le Front de gauche, sans doute enrichi par sa diversité, commence à tutoyer d’autres problématiques.

Ce n’est pas encore la décroissance, mais c’est déjà une sérieuse critique du productivisme. On est parfois plus proche des Verts que du PS. Et le miracle veut que le Parti communiste, celui de Pierre Laurent, ne soit pas à la traîne dans cette évolution culturelle. Si cette synthèse est réussie, la rage d’en finir avec un quinquennat calamiteux ne s’exprimera pas – ou très peu – aux dépens de Mélenchon au matin du 22 avril. L’épreuve viendra un peu plus tard pour le Front de gauche, à l’heure des législatives, quand le PC fera valoir ses ambitions parlementaires, et peut-être aussi une autre stratégie dans la relation au Parti socialiste. Mais on n’en est pas là !

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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