Désespérante Europe !

Denis Sieffert  • 23 février 2012 abonné·es

Depuis plusieurs semaines, Athènes est à feu et à sang. C’est assurément l’expression d’un profond désespoir plus que le début d’une révolution. La colère d’un peuple piégé dans une Europe sans issue. On peut y voir comme un signe avant-coureur. D’autant plus que, dimanche, au moment même où on se battait dans la capitale grecque, une manifestation monstre arpentait les rues de Madrid.

On peut craindre le jour, peut-être pas si lointain, où quatre, cinq, dix capitales européennes seront au même moment la proie des flammes. Cela, faute de solutions démocratiques, parce que les grandes formations de gauche, qui devraient proposer des alternatives, s’y refusent. Il n’est qu’à voir la façon dont l’état-major du Pasok, le parti socialiste grec, a exclu ceux de ses députés qui ont refusé de voter le plan d’austérité imposé au pays par l’Union européenne, la Banque centrale et le Fonds monétaire international. Pour exclure leurs collègues – on n’ose dire leurs « camarades » –, les dirigeants ont fait preuve d’une rare fermeté et d’une exceptionnelle promptitude. Les exclus avaient refusé d’infliger à leur peuple une punition supplémentaire de 3,3 milliards « d’économie budgétaire » qui frappe les petites gens par des baisses de salaires (moins 22 % sur le salaire minimum !) et par des suppressions d’emplois.

Ces députés du Pasok qui regardent leurs concitoyens dans les yeux, et qui jugent encore leurs propres politiques à l’aune de la vie des gens, ce sont un peu nos quatre-vingts parlementaires qui refusèrent les pleins pouvoirs à Pétain, un certain 10 juillet 1940. Les autres sont englués dans une forme de collaboration avec les élites financières. Comme dans le mythe de la caverne de Platon, ils voient l’ombre déformée de la vie, pas la vie elle-même. Ils voient la dette, pas les femmes et les hommes en chair et en os ; les statistiques, pas la souffrance humaine. Nous sommes dans un terrible déni de réalité. Et pourtant, il faudra bien un jour que tout ou partie de la gauche européenne prenne la responsabilité de la rupture. Mais comment rompre ? Il ne suffit pas, comme le fait François Hollande, de préconiser une politique de relance. Il faut aussi briser le carcan des textes européens, qui n’en finissent pas d’interdire la relance. L’aune à laquelle l’Europe juge ses « progrès » est exclusivement budgétaire. Ce n’est jamais le niveau de vie des gens, ni l’emploi. Certes, le néolibéralisme est quasi consubstantiel à cette Europe. Et le traité de Rome, dès 1957, est parti de ce mauvais pied. Mais, c’est avec le traité de Maastricht, en 1992, que la gauche européenne a majoritairement rallié cette logique. Ce qui pouvait encore apparaître comme une alternative est alors devenu un piège idéologique. D’autant que l’unique fois où la parole fut redonnée au peuple, en 2005, on ne tint pas compte de son avis.

Cela fait maintenant vingt ans que l’Europe est dans l’impasse. Ne parlons même pas de ce président de la République qui nous propose des « référendums » quand il a lui-même foulé aux pieds le vote populaire de 2005, en faisant adopter par voie parlementaire le traité de Lisbonne, dont le fameux article 123 soumet les États à la loi des marchés en interdisant tout recours à la Banque centrale. Très exactement ce qui aujourd’hui enferme la Grèce dans un cercle vicieux. Or, voilà que pendant qu’une partie d’Athènes brûle nos parlementaires ont une nouvelle occasion de sortir de cette logique mortifère. Le gouvernement soumet à leur vote le « Mécanisme européen de stabilité » (MES). À première vue, il ne pourrait s’agir que d’une absurdité de plus puisque le MES constituerait un fonds de réserve pour venir en aide aux États endettés. C’est-à-dire, précisément, ce que les mêmes dirigeants européens interdisent à la Banque centrale… Mais c’est autrement plus grave que cela. Car le recours au MES serait réservé aux États qui auraient adopté la fameuse « règle d’or » budgétaire dans le cadre d’un traité jumeau, le TSCG (1), qui prévoirait des sanctions automatiques en cas d’incartade budgétaire.

Voté en catimini, cet ensemble fait pour être indéchiffrable (« MES-TSCG ») constitue exactement ce qu’il y a de plus haïssable dans notre belle Europe : cette façon de rendre illégale toute politique qui n’est pas néolibérale. Il ne s’agit pas seulement d’un droit européen qui frapperait d’interdit des politiques de relance, il s’agit aussi d’interdire aux peuples d’en débattre. C’est la liberté de choisir une autre politique budgétaire qui est mise hors la loi. Cohn-Bendit est pour ; Eva Joly est contre – et elle a cent fois raison. Mélenchon est contre. Mais c’est une évidence. Quant à nos socialistes, il paraît qu’ils vont s’abstenir… S’ils ne changent pas d’avis après le mois de mai, ils auront contribué à cadenasser l’Europe encore un peu plus. De quoi provoquer le désespoir des peuples…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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