Les soutiers de l’enseignement

Votée le 15 février, la proposition de loi Grosperrin sur la formation des enseignants entend légaliser des pratiques d’embauche aberrantes. Nombre d’enseignants-stagiaires ne sont ni formés ni payés.

Ingrid Merckx  • 23 février 2012 abonné·es

Ils sont une trentaine dans l’académie de Versailles à servir de chair à canon. Des reçus-collés comme on dit, reçus au master, collés aux concours de l’enseignement. Du coup, pas autorisés (du fait de la réforme de la masterisation) à se réinscrire en master, puisque déjà titulaires du diplôme, mais toujours candidats au concours.

Le recteur a donc proposé à ces « masters en alternance », ainsi qu’à des étudiants en première année de master, quelques heures d’enseignement à la rentrée 2011. Un dispositif expérimental a priori soumis à condition : pas plus de six heures de service, pas de classes à examen, pas de lycées ni d’établissements difficiles ou éloignés de chez eux…

Sauf qu’à l’heure actuelle, les étudiants concernés déplorent une charge de travail trop lourde, inconciliable avec la poursuite de leurs études : plusieurs demi-journées de présence, des déplacements longs et coûteux, et une « pseudo-formation professionnelle » qui se substitue à leur temps de recherche et de formation disciplinaire. Une situation intenable à laquelle s’ajoute un scandale : ces étudiants n’ont toujours pas été payés !
Ils n’ont obtenu leur contrat qu’en novembre et l’ont signé sous la contrainte, « sous peine d’être virés » , a témoigné l’un d’eux à la conférence de presse organisée par le Snes le 14 février à Paris. Ils n’ont signé aucune convention de stage, et aucune fiche de paie ne serait encore arrivée.

En outre, selon le Snes, la rémunération proposée par le rectorat de Versailles « ne respecte ni leur niveau de qualification ni les engagements du ministère, qui l’a fixée à 6 000 euros par an pour l’équivalent d’un tiers-temps (6 heures par semaine) ».

De son côté, le syndicat du second degré a entamé plusieurs procédures en justice pour faire valoir les droits des enseignants stagiaires en 2010-2011 et en 2011-2012 à recevoir une formation et à être rémunérés pour des heures qui n’ont pas été payées. Des procédures longues car individuelles. Au moins 300 enseignants seraient concernés.

Cette année, sur 400 stagiaires ayant répondu à l’enquête lancée en ligne par le syndicat, plus de 46 % auraient en charge trois niveaux scolaires et plus, alors qu’ils devaient en avoir deux au maximum. 38,5 % enseignent dans des classes « difficiles » ou à examen, ou sur plusieurs établissements. 1 sur 5 n’aurait rencontré son tuteur qu’après avoir assuré ses premiers cours. Seuls 13 % auraient bénéficié des cinq jours de formation prévus avant la rentrée.

L’Éducation nationale frôle l’illégalité. Ce sont pourtant ces pratiques que la proposition de loi Grosperrin (UMP), adoptée en première lecture à l’Assemblée le 15 février par 266 voix contre 169, entend légaliser. Son enjeu principal : stipuler que « la formation des maîtres est assurée par les établissements d’enseignement supérieur, notamment par les universités » . C’est-à-dire graver dans le marbre la réforme de la masterisation.

Non seulement cette proposition de loi entérine la suppression des IUFM, mais elle supprime toute référence à une formation pendant l’année de stage qui suit l’obtention du concours. Présentée en urgence à l’Assemblée comme «  une mesure technique   » visant en fait à répondre rapidement aux attaques du Conseil d’État, et examinée en une heure seulement, cette proposition de loi ne cherche qu’à « légaliser le crime   », dénonce le Snes.

Pourtant, on ne compte plus les rapports, y compris émanant du gouvernement, dénonçant les défauts voire les conséquences désastreuses de la masterisation. Après le rapport Jolion, commandé par Valérie Pécresse lorsqu’elle était ministre de l’Enseignement supérieur (voir Politis du 1er septembre 2011), le Conseil d’État a décidé, en novembre dernier, d’invalider trois articles de la loi sur la masterisation. Le rapport de la Cour des comptes publié le 8 février tire à boulets rouges sur la réforme : coûteuse à moyen terme, inefficace (suppression de 9 567 équivalents temps plein travaillé), ayant entraîné le recrutement de plus de 70 % des enseignants sans expérience pour un emploi à temps plein.
Le député UMP Jacques Grosperrin avait déjà tenté un assaut contre le statut des profs en proposant à l’Assemblée le 6 juillet 2011 de supprimer les concours de l’enseignement. « On n’a pas encore trouvé mieux que les concours pour garantir l’égal accès aux postes d’enseignement » , estimait un membre du Snes le 14 février. Sans compter que la pénurie d’enseignants va croissant. Les conditions d’exercice sont telles que le nombre de candidats aux concours s’amoindrit avec le nombre de postes, cependant que le nombre d’élèves et celui des départs à la retraite grimpent en flèche.

« On le sait depuis vingt ans : c’est facile à calculer mais rien n’a été anticipé ! » Solution pour le Snes ? Un plan pluriannuel de recrutement et des prérecrutements, « soit des études payées pour les étudiants qui visent les métiers de l’enseignement avec un engagement auprès de l’État de cinq ans » , résume Emmanuel Mercier, du syndicat. Si la loi LRU sur les universités est considérée comme une initiative plutôt intéressante du quinquennat, celle sur la formation des maîtres est sans doute l’une des plus décriées. Prochaine étape : le passage de la proposition de loi Grosperrin devant le Sénat. Et la présidentielle. Ou l’inverse.

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