Faut-il un protectionnisme européen ?

Portée essentiellement par l’extrême droite, l’idée
est longtemps restée taboue. Avec la crise, la question des barrières et des taxes à l’encontre des produits d’importation est réapparue, divisant la gauche.

Thomas Coutrot  et  Jacques Sapir  • 29 mars 2012 abonné·es

Jacques Sapir

Directeur d’études à l’EHESS, il y dirige
le Centre d’étude des modes d’industrialisation, et est professeur associé à l’École d’économie de Moscou (MSE-MGU).

La question du protectionnisme est désormais largement posée, et le nombre de pays qui mettent en place des mesures de protection augmente sensiblement depuis 2007.

La nécessité du protectionnisme découle de l’asymétrie de développement que nous connaissons depuis trente ans. La libération de la circulation des capitaux induit des transferts massifs dans des pays où les conditions sociales favorisent une stagnation (ou une faible croissance) du salaire réel. Dès lors, le lien historique entre les gains de productivité du travail et le développement social et écologique est massivement rompu, donnant naissance à la « concurrence injuste ».

Le libre-échange se traduit par un double appauvrissement, d’une part, des pays développés, où l’ensemble des cadres de protection sociale et écologique est massivement attaqué, et, d’autre part, dans les pays ne bénéficiant pas de cet apport en capital, où la productivité du travail reste faible, et qui entrent alors dans une spirale dramatique d’appauvrissement ­pouvant ­provoquer des crises politiques majeures. Cela se traduit par des délocalisations d’emplois massives, qu’elles soient directes (un emploi supprimé dans un pays est recréé dans un autre) ou indirectes (la création d’emplois se fait essentiellement dans d’autres pays mais pour servir des marchés d’exportation).

Si nous ne voulons pas que les formes de protections sociales et écologiques mises en place à travers des décennies de luttes sociales ne soient balayées par cette concurrence injuste, et si nous voulons éviter des crises graves dans des parties du monde conduisant à des flux migratoires incontrôlables, alors un protectionnisme social et écologique fondé sur les niveaux de productivité s’impose.

Les tentatives pour développer une production toujours plus sophistiquée sont appelées à être un échec global (même si elles peuvent réussir dans certains petits pays) car le phénomène de rattrapage technique est désormais évident dans les pays qui bénéficient de cette « concurrence injuste ». Plus fondamentalement, l’idée que tous les pays pourraient avoir un solde positif de la balance commerciale est impossible.

Ce protectionnisme serait plus efficace s’il était appliqué par un groupe de pays ayant des conditions sociales et écologiques relativement homogènes. D’où l’idée d’un protectionnisme européen, qu’il faut comprendre non pas comme un protectionnisme à l’échelle de l’UE-27 mais à celle du noyau central de l’Union européenne, l’UE-15, voire moins. Techniquement, il faudrait donc combiner des mesures de protectionnisme (droits de douane et quotas d’importation) pour les pays extérieurs à l’UE à des mesures s’apparentant aux montants compensatoires monétaires à l’intérieur de l’UE.

Ce protectionnisme pourrait prendre d’ailleurs la forme d’un protectionnisme altruiste, les sommes collectées sur les importations des produits provenant des pays concernés pouvant leur être reversées, s’ils s’engageaient à des politiques de hausse des salaires, de la protection sociale et des normes écologiques afin de faire converger leurs systèmes avec les nôtres.
Mais il est clair que des obstacles politiques importants se dressent sur le chemin de ce type de protectionnisme. C’est pourquoi il faut réhabiliter la notion de mesures unilatérales – que permet en fait le traité de Rome, qui est toujours en vigueur sous le titre des mesures transitoires d’urgence – permettant ainsi d’engager le débat sur nos termes.

Thomas Coutrot

Économiste et coprésident d’Attac-France, responsable du département « Conditions
de travail et relations professionnelles »
de la Dares au ministère du Travail.

Je suis hostile au libre-échange qui aboutit à la mise en concurrence des systèmes sociaux et salariaux, c’est-à-dire au « moins-disant » dans tous les domaines. Mais je pense qu’il faut sortir de l’alternative entre libre-échange et protectionnisme, parce que le protectionnisme est une politique agressive d’affrontement entre blocs économiques et géo­politiques, où l’on prend des mesures unilatérales en accusant les autres de concurrence déloyale et en instaurant des actions de rétorsion. On est alors dans une logique non ­coopérative qui consiste à accuser l’étranger d’être responsable de nos problèmes et à essayer de se protéger de l’Autre, donc de l’étranger. C’est cette démarche-là qui me paraît fondamentalement dangereuse.
Aussi, comment sortir de cette alternative entre libre-échange et protectionnisme, qui est une alternative dangereuse et une façon très réductrice de poser la question ? Je crois, pour ma part, qu’il faut travailler autour d’une stratégie ­coopérative de ­relocalisations. Il est dans l’intérêt de tous les peuples et travailleurs du monde d’œuvrer dans la direction d’une relocalisation, qui permet de réduire à la fois la concurrence sociale et les coûts écologiques du commerce international – qui sont de plus en plus importants.

Donc, plutôt que d’envisager la question dans une logique de confrontation qui peut favoriser des dynamiques nationalistes et régressives, il faut adopter cette perspective coopérative, ce qui signifie poser la question de politiques concertées visant à réduire les flux du commerce international.
Sur ce point, je crois beaucoup à l’idée d’une taxe kilométrique, qui serait une taxe multilatérale dans son principe et permettrait d’accroître les coûts de transport : du point de vue économique, cela signifie internaliser les effets négatifs de la concurrence entre systèmes sociaux et les coûts écologiques.

L’avantage d’une telle démarche, en termes d’affichage politique, est qu’elle est symétrique, ­multilatérale et ­coopérative. Même si l’on peut, bien sûr, imaginer qu’il sera difficile dans un premier temps de la faire adopter par des blocs comme la Chine, l’Inde ou des pays émergents, l’Europe peut le faire, dans une logique de construction à long terme.

Le signal politique serait alors tout à fait différent si la taxe kilométrique que j’évoquais frappe nos propres exportations, et non pas les seules importations des autres. Cette démarche symétrique affiche clairement que l’objectif recherché n’est pas un avantage compétitif ni une course à l’affrontement commercial, mais le bien commun des zones économiques et une réduction concertée des flux de marchandises et des émissions de gaz à effet de serre.

C’est là un programme à la fois social et écologique, mais dans une dynamique de coopération. Or, jusqu’à présent, je n’ai jamais vu de démarche protectionniste qui ne soit pas presque automatiquement agressive vis-à-vis des pays tiers, accusés d’être à l’origine de nos problèmes.

Clivages
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