Le fait divers et la politique

Denis Sieffert  • 22 mars 2012 abonné·es

On l’appellera, provisoirement au moins, « fait divers », parce qu’il est encore inclassable et parce qu’il reste à bien des égards une énigme. L’assassinat de trois enfants juifs et du père de deux d’entre eux, lundi à Toulouse, après ceux de trois militaires quelques jours auparavant, dans la même région, et selon le même mode opératoire, suscite émotion et indignation dans tout le pays. Et les mêmes questions : qui ? Pourquoi ? La motivation raciste et antisémite semble indiscutable : deux des trois militaires abattus les 11 et 15 mars étaient d’origine maghrébine et le troisième était antillais.
À l’heure où nous écrivons, il nous paraît sage cependant d’en rester à ces questions sans réponse. S’empresser de voir là la main de « l’islamisme radical », comme l’a fait, tôt lundi, le président du Crif, Richard Prasquier, est pour le moins imprudent. S’il n’est jamais faux en revanche de s’interroger sur l’incidence du climat politique en général, gardons-nous aussi de toute extrapolation trop précise. Incriminer, par exemple, comme l’a fait le politologue Dominique Reynié, « les sorties délirantes sur le pouvoir de la finance » (c’est François Hollande qui est visé) et le « nous sommes le bruit et la fureur » de Jean-Luc Mélenchon confine à l’exploitation politique la plus honteuse [^2].

Faut-il pour autant mettre la campagne présidentielle entre parenthèses ? On peut y voir l’expression légitime d’un rituel. On ne tient pas meeting dans un cimetière. Cela s’appelle le deuil. Mais ne soyons pas trop dupes. Dans la « parenthèse », la campagne continue. Le président de la République redevient Président. Et son exposition médiatique est à son comble, tandis que ses concurrents sont à peu près réduits au silence. Le deuil a tôt fait de devenir hypocrisie. Les appels au consensus républicain ne sont pas dépourvus d’arrière-pensées. Ah, si toute critique du bilan de Nicolas Sarkozy pouvait soudain passer pour attentatoire à l’unité nationale ! Si le débat démocratique pouvait être suspendu ! Les plus visés par cette sommation au silence sont évidemment les candidats de l’opposition. Et parmi eux, le plus « clivant », comme disent les politologues dans leur jargon : Jean-Luc Mélenchon. La spectaculaire réussite du rassemblement de dimanche, place de la Bastille, inquiète tout le spectre politique néolibéral. Pas seulement en raison du nombre (peut-être cent mille personnes), mais tout autant parce qu’on a assisté à la réapparition d’une catégorie sociale depuis longtemps réduite au silence.

Bien sûr, ces femmes et ces hommes qui scandaient le mot « résistance » chaque fois que l’orateur reprenait son souffle, ne sont pas des inconnus. Ils avaient pris la rue déjà à l’automne 2010 contre la réforme des retraites. Ils mènent des batailles dans leurs entreprises. Mais ils ne venaient pas cette fois avec l’énergie du désespoir crier une vaine colère contre un pouvoir sourd à leurs revendications ; ils revenaient en politique.

Dimanche, on a assisté au retour du peuple dans l’espace abandonné par le Parti communiste depuis que celui-ci a été condamné à un irréversible déclin. Mais la dialectique de l’histoire est ainsi faite que ce sont les communistes, ces « moribonds », qui ont formé les lourds bataillons des manifestants. Vérification sans doute d’une formule d’apparence abstraite : le parti se meurt, mais l’idée communiste, elle, est bien vivante. C’est la même histoire qui se poursuit, et c’est cependant une autre qui commence, dégoulaguisée, écologisée, modernisée. Jean-Luc Mélenchon a mêlé dimanche les références à l’histoire du mouvement ouvrier, Louise Michel, Jules Vallès, Jaurès, à des engagements ancrés dans la modernité : le pacte écologique, la parité hommes-femmes, le droit à l’avortement, et celui de mourir dans la dignité.

Ce qui s’est passé, c’est le retour de la lutte des classes. Ce concept qui ne faisait pas peur aux historiens libéraux du début du XIXe siècle, auxquels Marx l’a d’ailleurs emprunté, procède d’un constat d’évidence : il y a dans toute société des riches et des pauvres, et des intérêts divergents. L’idée selon laquelle le chômeur et l’armateur grecs auraient les mêmes responsabilités dans l’endettement de leur pays, et devraient en payer pareillement les effets, relève de l’escroquerie. Le mérite de Mélenchon est d’oser reprendre les mots avec force et simplicité. Il incarne, si l’on ose dire, la gauche décomplexée. Sans doute n’est-il pas seul à parler un discours de vérité. À sa façon, Eva Joly aussi. Mais outre que la candidate écolo n’est guère audible dans cet incessant tumulte, elle ne peut, pour l’heure, s’identifier aux mêmes catégories sociales. Ce qui est moins un problème pour EELV que pour la société tout entière. Une société qui a besoin plus que jamais de fusionner l’impératif écologique avec la question sociale.

Il faut espérer que ces débats – ceux-là et d’autres – pourront continuer de se mener. Et que la tragédie de Toulouse ne sera pas exploitée pour activer ces ressorts que l’on connaît trop bien, et qui tiennent en quelques mots : « peur », « haine » et « arguments sécuritaires ». Vaine prière sans doute.

[^2]: Entretien à l’agence Reuters.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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