Schmidheiny ou la farce du développement durable

Serge Latouche  • 29 mars 2012 abonné·es

Le fait que le principal promoteur du développement durable (DD) se soit révélé un serial killer est presque trop beau pour quelqu’un comme moi qui, depuis des années, ferraille contre ce pseudo-concept pour en dénoncer l’imposture. À l’occasion de l’ouverture du procès de l’amiante à Casale Monferrato, je n’ai pu croire, lorsque j’ai vu apparaître dans la presse le nom du milliardaire suisse propriétaire de l’usine, Stephan Schmidheiny, qu’il s’agissait du héros de Rio 1992. Après tout, un Schmidheiny peut en cacher un autre, par exemple son frère Thomas, qui, dans le partage de l’empire familial, a eu la chance de n’hériter que de la division ciment. J’ai vérifié que l’industriel condamné par le tribunal de Milan à seize ans de prison était bien le paladin de l’écologie industrielle et de la responsabilité sociale d’entreprise, fondateur du World Business Council for Sustainable Development, et qui se présente sur son site comme un philanthrope.

Le mythe selon lequel le DD aurait été inventé par des écologistes sincères qui auraient vu leur projet dévoyé par de méchantes firmes transnationales soucieuses de « greenwashing » et des responsables politiques sans scrupule ne résiste pas à l’examen des faits. La vérité est bien différente. Dès la fin des années 1970, le terme sustainable developement a été imaginé pour remplacer l’expression plus neutre « écodéveloppement », adoptée en 1972 à la conférence de Stockholm et abandonnée en 1974 sous la pression du lobby industriel américain et grâce à l’intervention personnelle d’Henry Kissinger. Le DD a été lancé littéralement comme une nouvelle marque de lessive et « mis en scène » à la conférence de Rio en juin l992, par un autre milliardaire du pétrole canadien, ami du précédent, le « bon » Maurice Strong, secrétaire du Pnud. L’opération séduction a réussi au-delà de toute espérance, presque tout le monde est tombé dans le panneau, y compris les intellectuels critiques d’Attac ou les écologistes.

Le socialiste August Bebel, ami de Marx, avait coutume de se demander quelle sottise il avait pu dire quand la bourgeoisie l’applaudissait au Reichstag. Les antimondialistes adeptes du DD auraient dû se poser des questions en voyant que le président Jacques Chirac créait un ministère reprenant cet intitulé et que Michel Camdessus, l’ancien président du Fonds monétaire international, signait un manifeste pour un développement soutenable qui a circulé parmi les célébrités, et dont les plus grands pollueurs de la planète comme British Petroleum, Total-Elf-Fina, Suez, Vivendi, mais aussi Monsanto, Novartis, Nestlé, Rhône-Poulenc, etc. sont les plus ardents défenseurs.

Le grand sorcier et le manipulateur suprême de cette gigantesque tartuferie est incontestablement Stephan Schmidheiny. Conseiller de Maurice Strong, il a publié un manifeste ­présenté à Rio de Janeiro : Changer de cap, réconcilier le développement de l’entreprise et la protection de l’environnement. « En tant que dirigeants d’entreprise, proclame-t-il, nous adhérons au concept de développement durable, celui qui permettra de répondre aux besoins de l’humanité sans compromettre les chances des générations futures [^2]. » Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement, nous avait prévenus. Le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD), regroupement des industriels se mettant à la mode verte et où l’on trouve les principaux pollueurs, n’est qu’ « un club de criminels en col blanc [^3] ».

Depuis, la marque a été quelque peu défraîchie auprès des intellectuels sérieux, au point qu’en France on parle désormais de croissance verte, un autre bel oxymore, et que la plupart des supporters se sont retirés sur la pointe des pieds : d’Herman Daly à Nicholas Stern, en passant par Dominique Bourg et Nicolas Hulot. Restent les irréductibles Jean-Marie Pelt, Denis Cheissoux ou Christian Comeliau. Si l’affaire de Casale Monferrato ne leur dessille pas les yeux, c’est à désespérer. Elle devrait en tout cas ternir la célébration prévue de Rio + 20.

On peut certes admettre que le brave Stephan Schmidheiny, qui n’est pas responsable d’avoir hérité de la société Eternit, productrice d’amiante, a droit, comme tout un chacun, à sa part de schizophrénie, et que l’attachement de l’hémisphère droit de son cerveau à la cause écologique soit aussi sincère que celui de son hémisphère gauche à celle du business amoral. Le problème est que le bon Docteur Jekyll-Schmidheiny a tout fait pour sauver le méchant Mister Stephan-Hyde et réciproquement. Qu’on en juge. Dans les années 1970, selon son avocat, il a investi 72 milliards de lires dans la sécurité de son usine de Casale Monferrato. Mais il savait déjà que le système d’aspiration mis en place était très peu efficace et que la mort continuerait à frapper les salariés de l’entreprise et les habitants résidant dans la zone maudite. Pendant des années, il a fait de la désinformation et de l’enfumage, dénonçant le lobby des écologistes intégristes et vantant une utilisation « raisonnée » de l’amiante (comme l’agriculture du même nom…), tout en se dégageant de l’entreprise pour investir au Costa Rica dans une exploitation forestière en 1984.

Entre 2001 et 2005, Stephan Schmidheiny a payé un million d’euros une agence de lobbying milanaise pour espionner le procureur Guariniello et organiser un réseau capable de manipuler les informations sur l’amiante. Dans le même temps, il a rémunéré une soi-disant journaliste, Maria Cristina Bruno, pour infiltrer l’association des victimes de Casale Monferrato. Quelques jours avant le procès, enfin, il a proposé, en échange de l’abandon de sa plainte, à la commune de Casale Monferrato, très endettée, une offre de 18,3 millions d’euros, et aux victimes des indemnités de 60 000 euros pour les décès et de 20 000 pour les malades. Dans ces conditions, il est difficile de plaider la dissonance cognitive pour effacer le sang répandu et noyer sa responsabilité dans une vaste opération de greenwashing. 

[^2]: Changer de cap, Dunod, l992, p. ll.

[^3]: Sauver la terre, Yves Cochet et Agnès Sinaï, Fayard, 2003.

Monde
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