La saga des naturalistes finit toujours au jardin

Chronique « jardins ». Dans son livre sur les arbres et les voyageurs, récit foisonnant où les uns et les autres se rencontrent croisent sur les routes des naturalistes qui ont amené beaucoup de nouvelles espèces d’arbres en France, Andrée Corvol croise parfois le nom de Jussieu (…)

Claude-Marie Vadrot  • 7 avril 2012 abonné·es
La saga des naturalistes finit toujours au jardin
© Photo : AFP / Manuel Cohen

Dans son livre [^2] sur les arbres et les voyageurs, récit foisonnant où les uns et les autres se rencontrent croisent sur les routes des naturalistes qui ont amené beaucoup de nouvelles espèces d’arbres en France, Andrée Corvol croise parfois le nom de Jussieu. Elle reproduit notamment la célèbre gravure, maintes fois copiée et plagiée dans les livres scolaires, montrant Bernard de Jussieu mettant en terre au Jardin des plantes un cèdre du Liban. Un cèdre dont la légende parisienne et naturaliste a longtemps raconté qu’il fut « rapporté par le naturaliste dans son chapeau d’un voyage en Terre Sainte ». La réalité fut plus prosaïque : en 1734, revenant de Londres ou il avait rendu visite à un célèbre naturaliste anglais, ce Jussieu-là avait rapporté un tout petit cèdre ( Cedrus libanii ) dans un pot. Mais en sortant de chez lui, au moment de monter dans son coche, il laissa échapper le pot, lequel se cassa. Il dut installer le plant chétif dans son chapeau avec un peu de terre ramassée pour courir le planter au plus vite sur les pentes du Labyrinthe.

Ce légendaire cèdre du Liban est toujours présent au Jardin des plantes, supportant fort bien sa hauteur de 20 mètres et ses 180 ans. Tout laisse à penser que comme quelques autres, en particulier les deux qui se trouvent de chaque côté de l’autoroute A1 avant l’aéroport de Roissy, il atteindra sans mal les 400 ans. Ces deux là ont eu la vie sauve parce que, comme quelques centaines d’arbres en France, ils sont classés « sites naturels » en application de la loi du 2 mai 1930, le premier texte de préservation de la nature. Ce qui n’est hélas pas le cas de ce cèdre au Liban. Car la déforestation a mené cet arbre mythique au bord de la disparition au Liban, alors qu’il était déjà célébré dans les textes sumériens. Si d’aventure cet arbre vous tente pour le jardin, sachez que même si sa croissance est lente, son tronc ramifié tiendra une place de plus en plus imposante et que plus rien ne poussera sous ses branches. 

Bernard de Jussieu fut aussi celui qui sema en 1747 le Sophora Japonica sous le nom d’Arbor incognita sinanarum, autrement dit « arbre inconnu chinois ». Les graines avaient été envoyées de Chine par un jésuite. Le naturaliste du Jardin des plantes eut suffisamment de patience pour les semer et attendre la naissance d’un bel arbrisseau devenu l’un des arbres anciens que l’on peut toujours admirer dans le jardin. Antoine fit le premier son entrée au « Jardin du Roy » à 23 ans, déjà médecin et naturaliste, en 1709. Le dernier des Jussieu fut encore directeur en 1848 de ce qui était devenu le Muséum d’Histoire naturelle pendant la Révolution. D’autres familles ont ainsi marqué le Jardin des plantes : les Thouin, les Daubenton ou les Geoffroy Saint Hilaire. Plusieurs d’entre eux étaient nés sous le sceau du naturalisme puisqu’un certain nombre virent le jour dans les bâtiments du Muséum. 

Tous les Jussieu se distinguèrent d’une façon ou d’une autre. Tous étaient de grands savants, d’étonnants caractères. Comme Antoine qui, à son arrivée au Jardin des Plantes, partit en guerre contre l’intendant… Chirac, patron du jardin par décision royale. Il réussit à faire chasser son ennemi et mourut octogénaire après avoir fait nommer son gendre à sa chaire. La grande fierté d’Antoine fut notamment, à partir d’un seul pied conservé dans les serres parisiennes, d’installer le café aux Antilles. 

Autant Antoine, Bernard, Antoine-Laurent, Bernard-Pierre puis Adrien furent de paisibles naturalistes voyageant modérément, autant le frère cadet des deux premiers, Joseph, vécu une vie d’aventures. Parti de La Rochelle en mai 1735 avec Charles de La Condamine pour une petite expédition vers l’Amérique latine, il n’en est revenu que 36 ans plus tard. À chaque fois qu’il herborisait quelque part, les catastrophes s’abattaient autour de lui. Il escalada d’abord dans des conditions périlleuses la montagne Pelée de la Martinique, perdit plusieurs de ses compagnons victimes des fièvres à la Jamaïque avant d’avoir des ennuis sérieux à Panama, d’où il envoya ses premières caisses de notes et de trésors botaniques à Buffon qui avait remplacé Chirac. Débarquant en 1739 en Equateur, il y tombe en pleine révolte des Indiens et manque d’être estourbi alors que plusieurs de ce qui reste de ses compagnons sont blessés. L’année suivante, parvenu au Pérou après des difficultés innombrables, atteint par les fièvres, il trouva un plant de Quinquina qu’il envoya au Jardin des plantes où il fut mis en terre après un long périple maritime. À peine guéri par la poudre de quinquina (la quinine) il découvrit les multiples vertus de la feuille de cola. Enthousiaste, il envoya des plants de cola au Jardin des plantes où des naturalistes s’initièrent au mâchage des feuilles « calmant la douleur ». Pour le remercier, pour récompenser ses envois dont beaucoup avaient pourtant été en parti perdus dans les tempêtes ou confisqués par des bateaux anglais, il fut élu sans le savoir à l’Académie des sciences en 1743. 

En 1745, fatigué La Condamine repart pour la France, laissant une partie de ses compagnons scientifiques rescapés et s’appropriant à son arrivée les découvertes de Jussieu. Lequel, malgré les lettres pressantes de ses frères, coca et découvertes aidant, continue de marcher, grimpe dans les Andes, envoie en France des graines d’une superbe capucine et s’émerveille de plus en plus. Autour de lui, d’autres savants français ont été tués dans des expéditions ou sont devenus fous. Bref, le scientifique part en vrille dans un univers qui n’est plus celui de la France ni de l’Europe. Médecin, mathématicien et évidemment botaniste, il devient aussi architecte, court d’un projet à l’autre, soigne la colonie espagnole victime de la syphilis, dresse la carte des mines à exploiter en Bolivie et trouve toujours une bonne raison de ne pas repartir.  

Son frère Bernard le fit quasiment ramener de force en France où il débarque en 1771. Il laisse chez lui la plupart des ses notes à des amis qui les brûleront après son départ. Perclus de douleurs il meurt en 1779, à 75 ans. Et c’est Condorcet qui, à l’Académie des sciences où ce naturaliste perdu dans ses rêves n’avait jamais siégé, prononça son éloge funèbre. Les neveux, toujours au Muséum, continuèrent l’œuvre de cet homme tellement pris par sa passion qu’il fut plus célèbre en Amérique chez les noirs et les indiens qu’en France. Ce fut souvent le sort des naturalistes émerveillés par le monde qu’ils découvraient alors qu’on leur doit la plupart des légumes, fruits et fleurs aujourd’hui ordinaires dans les jardins. Il reste de cette tribu une rue parisienne sans prénom, tant cette famille de savants fut nombreuse.  

[^2]: Les arbres voyageurs, Andrée Corvol, 350 pages, 21 euros

Écologie
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