Libraires en quête d’avenir

Fragilisées par de faibles marges, la vente en ligne et la récente augmentation de la TVA, les librairies indépendantes cherchent un nouveau modèle.

Anaïs Heluin  • 26 avril 2012 abonné·es

«Les libraires doivent absolument se mobiliser. Sans attendre, car ils risqueraient de se retrouver dans la situation des disquaires il y a quelques années. » Matthieu de Montchalin, président du Syndicat de la librairie française (SLF), résume ainsi l’état préoccupant des librairies indépendantes. Et donne le ton de la quatorzième Fête de la librairie, célébrée le 28 avril par 450 libraires indépendants de France et de Belgique.

Certes, la librairie n’a jamais été un commerce très lucratif. Mais un signal d’alarme plus aigu qu’à l’accoutumée retentit : en 2011, les petites comme les grandes librairies ont perdu entre 2 et 4 % de leur chiffre d’affaires, et le marché du livre connaît une stagnation presque totale. La fréquentation, en revanche, semble plutôt stable. À Paris du moins, « où le maillage de librairies est tel que les habitants ont gardé l’habitude de venir chez nous », observe Mathilde Houlès, libraire à La Friche, dans le XIe arrondissement.
Les villes de banlieue parisienne n’ont sans doute pas toutes cette chance, mais Doris Séjourné, directrice de la librairie La Traverse, inaugurée il y a un an et demi à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), est plutôt optimiste. Certes, il lui faudra « encore conquérir des clients avant de pouvoir toucher un salaire et de faire évoluer la librairie », mais elle se dit satisfaite d’avoir d’ores et déjà un lectorat fidélisé.

Des voix plus mitigées se font entendre. La directrice des Temps modernes à Orléans, Sophie Todescado, déplore « le vieillissement de son lectorat et son faible renouvellement ». Ce qui n’empêche pas Matthieu de Montchalin de voir dans le maintien de la fréquentation la preuve de l’utilité d’une action commune des libraires contre un ensemble de facteurs pesant sur la profession.

À La Friche comme à La Traverse et aux Temps modernes, la vente par Internet est en tête de la liste des ennemis à éliminer. Avant l’augmentation des loyers, du coût des transports, des charges, avant la faiblesse des marges, et avant le passage (depuis le 1er avril) de la TVA à 7 % (au lieu de 5,5 %). Jusque-là, la densité du réseau des librairies avait réussi à retarder la montée en puissance des sites de vente en ligne. Mais la faiblesse présente de ­l’économie de la librairie indépendante, couplée à l’offre des frais de port par Amazon, a changé la donne. Ce géant de la toile, ainsi que la Fnac.fr et une myriade de petits sites totalisent un peu plus de 10 % de la vente de livres.
Les pouvoirs publics ont un rôle à jouer dans la lutte contre cette concurrence et contre l’augmentation continue des coûts de fonctionnement, notamment des loyers. Les libraires espèrent que le meilleur sera tiré du rapport de la mission d’étude demandé par Frédéric Mitterrand et rendu public en mars 2012. Outre l’augmentation des aides financières et une réflexion sur la place de la librairie dans les marchés publics, ce texte accorde une place importante aux relations entre les différents métiers qui composent la chaîne du livre.

Entre les libraires et les éditeurs, surtout. En premier plan, apparaît la question de la marge, qui inquiète et agace beaucoup les libraires. Mathilde Houlès, notamment, évoque en des termes très similaires à ceux de Doris Séjourné « la trop faible marge laissée aux libraires par les distributeurs, de 30 à 40 % en moyenne, encore diminuée par l’augmentation de la TVA à 7 % ». En tant que librairies de taille moyenne, La Friche et La Traverse figurent parmi les plus touchées par ce problème, les grandes librairies telles que Les Temps modernes bénéficiant de marges plus avantageuses.

Autre grief de Mathilde Houlès envers les éditeurs : « La course à la publication qu’ils appliquent depuis une vingtaine d’années n’est pas tenable pour nous. Comment prend-on le temps de faire vivre un livre avec cette politique ? Et comment préserver le fonds, qui participe à l’identité de la librairie ? Les éditeurs doivent prendre en compte le temps de la librairie, qui est aussi le temps de la lecture. » Petit à petit, un dialogue s’amorce entre le haut et le bas de la chaîne du livre. Mais, loin d’attendre sa concrétisation, les libraires développent leur propre stratégie de résistance aux obstacles qui freinent leur commerce.

À chaque librairie ses petites évolutions, ses petites réformes. Toutes s’accordent sur l’essentiel : la nécessaire mise en avant de leur rôle dans la diffusion de la culture à l’échelle de la ville. À La Courneuve, cela relève de l’évidence. Seule librairie de l’agglomération, La Traverse est appelée à y tenir une place centrale. De passeur de culture et de lien social. « Avec ma collègue, nous cherchons à faire venir à nous les habitants dans leur grande diversité, grâce à des événements qui vont de la rencontre traditionnelle avec un auteur à des ateliers d’écriture ludiques, en passant par des représentations théâtrales », explique Doris Séjourné.

Si le modèle de cet îlot culturel est encore en construction, la volonté de « mettre en valeur de façon originale la faculté de conseil, d’intermédiaire culturel, du libraire » l’anime déjà. En se tournant vers de nouveaux acteurs tels que les bibliothèques d’entreprise, en leur proposant ses services, Doris pense s’imposer dans le paysage culturel et économique de la ville.

La Friche témoigne quant à elle d’une réflexion économique encore assez peu exploitée dans le monde de la librairie indépendante. Afin d’éviter le modèle patron-employé et de pouvoir mieux se payer, les fondateurs de la librairie ont choisi de s’associer. Pour Mathilde Houlès, cela ne fait aucun doute, l’avenir de la librairie se trouve en partie du côté des modèles économiques alternatifs. Bien d’autres formes sont sans doute à penser. Rassurante, la faculté des libraires à réfléchir sur leur métier et leur avenir montre qu’ils ne sont pas prêts à se laisser faire par de mauvaises conjonctures.

Culture
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