Vincent Sardon : Des idées tamponneuses

Vincent Sardon crée
des tampons
drôles et féroces,
réunis dans un livre.

Marion Dumand  • 5 avril 2012
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L’herba sardonia (ou herbe sarde) provoquait un rire de fou et déclencha l’apparition d’un adjectif. Sardonique : d’une ironie méchante. Vincent Sardon fait honneur à son nom, et nomme sa profession : tampographe. Il fabrique des tampons. Mais, à la différence des « clés minute » , il ne répond à aucune commande. C’est même une des premières indications apparaissant sur son blog. Une autre précise : «  Avis aux personnes qui me demandent si je fais des tampons représentant des chats, des lapins, des loutres et autres dauphins : pour chaque demande d’un tampon de ce genre, un chaton sera mis à mort. Suis la photo d’un petit chat. Le prochain sur la liste : le jeune Caramel. »

Entre nos tampons de mioches et ceux qui garnissent les courriers officiels, Sardon a trouvé son chemin, drôle, féroce, cruellement poétique. Deux livres parus à l’Association le sortent d’Internet et des expositions (les Arts déco, la Maison rouge, Angoulême…) et le font entrer en librairie : Bons Points modernes, vignettes éducatives à découper, et surtout la somme sobrement intitulée le Tampographe Sardon, qui réunit tampons, photos, sérigraphies, installations en tout genre et textes issus du blog.
Pourquoi les tampons ? Le support est si inhabituel que la question s’impose. Dans l’avant-propos, Vincent Sardon semble l’écarter d’un revers de la main, puis livre le tampon originel, issu de la case BD. « J’étais jeune, mon dessin se cherchait encore, et les personnages changeaient trop d’une case à l’autre. J’ai eu l’idée de faire un tampon pour remédier à ce problème. Je suis allé acheter une gouge[^2] et des gommes, et j’ai gravé un tampon représentant Jean-Paul Sartre, qui pouvait loucher dans toutes les positions. » Il est là, page 69, revisité après des années de désintérêt puis d’expérience, le « Kit Jean-Paul Sartre » . Soit dix tampons dessinés aux traits, pouvant s’articuler (1 pour le corps, 4 pour les bras, 2 pour les jambes, une tête séparée au niveau de la mâchoire et, joyau de l’objet, les yeux mobiles, « montés sur tourillons » ). Après avoir fait du dessin de presse, notamment pour Libération, Sardon se paie à nouveau la tête de son fondateur. C’est qu’il a la hargne tenace, et même testamentaire : « Je veux être incinéré et je veux que mes cendres soient dispersées dans la salle de rédaction de Libé, si possible dans la gueule de Laurent Joffrin, si possible avec l’urne, si possible avec un parpaing dans l’urne. »

Car le tampographe a ses têtes. Ses cibles préférées, qu’il dézingue ­allégrement, par rafales de mots, regroupent pêle-mêle « artistoïdes » et journaleux, attachés de presse et dessinateurs de BD, avec des apparitions plus fugitives d’institutrices à collier de nouilles ou d’hommes à collier de barbe, immortalisés lors de « safaris-­photos » . Bref, son monde alentour. Inquiet pour les éditeurs, « épuisés, à bout, sur le flanc, il suffit de regarder les livres qu’ils publient pour en être persuadés » , il crée un coffret de cinq tampons. Florilège : « Votre manuscrit recèle des qualités certaines : réduit en poudre et mélangé à du yoghourt, il semble guérir la gastro-­entérite », « Service de presse[[Livres gracieusement envoyés aux journalistes.
À partir du 5 avril, exposition à la galerie Nabokov, 26 place Dauphine, 75001 Paris.]]. Ne peut être vendu. Si tu le vends on te retrouve et on te fait bouffer ta carte de presse par le cul. »
Oui, le tampographe Sardon est grossier. Il a même fait des séries d’injures par langues… où se mélangent insultes sexuelles et petits noms d’oiseaux, à l’instar du « potiron sur une berge » , idiot (et idiomatique) nippon.
Le tampographe tamponne dur. Et puis il y a les détours. Jouer avec les mots, les typographies. « Kohl and the gang » s’écrit en lettres disco, « Kommandanturlutututu » en gothique. Malmener les drôles d’idoles : un Tintin écorché vif révèle le muscle de sa houpette, un « De Gaulledorak » s’exhibe mi-général mi-robot, deux Lénine s’embrassant à pleine bouche figurent « l’homo sovieticus » .

En bon tampographe, Vincent Sardon est un faussaire hors pair. Sous ses doigts, la République française estampille vrai, avec son « Ministère des Vieilles qui ont peur des Arabes » , ou le tampon pour juge : « En prison. Affaire suivante » . Grâce à ses coffrets Dubuffet, Warhol, Saint Suaire, Action Painting, chacun peut devenir un grand artiste.

Son monde est empli de squelettes bondissants et d’insectes en vol, de Père Ubu en laine cardée, de tatouages carcéraux et de gravures XVIIe, de pataphysique, de bande à Baader et de Black Panther. Il se nourrit et puis il vomit. Les dictateurs en devenir peuvent s’entraîner à faire des camps ou des armées au mètre, grâce aux modèles «  Barbelé  » ou « Défilé militaire ».

Ses vraies rages, Vincent Sardon les travaille en tampons magnifiques. Billie Holliday chantait Strange Fruits, ces fruits étranges, ces corps lynchés accrochés aux arbres américains. Sardon les transforme en coffret du même nom : huit tampons servent à créer l’arbre, et sept cadavres originaux attendent d’y être pendus… Avec Sardon, la reproduction de masse peut se démultiplier et couvrir de grandes surfaces : dans son atelier, Strange Fruits s’est déployé sur plus de trois mètres.

Le tampographe Sardon fait des tampons sardoniques.

[^2]: Outil permettant de graver.

Le Tampographe Sardon, 256 p., 39 euros. Atelier : 4, rue du Repos, 75020 Paris. www.le-tampographe-sardon.blogspot.fr
Culture
Temps de lecture : 5 minutes
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