Cannes : l’amour sous tant de formes

Une enquête sur des apparitions de la Vierge en Égypte, une jeune fille tuée dans un couvent moldave, l’amour d’un couple âgé… Sélection de films cannois.

Christophe Kantcheff  • 24 mai 2012 abonné·es

Une première moisson de haut vol en ce début de festival, avec un film égyptien à l’Acid, le nouveau film du Roumain Christian Mungiu, la quête de simplicité d’Haneke, des témoignages gays et lesbiens réjouissants.

Vendredi 18 mai

Après Shaqiya hier, l’Acid continue sur la (bonne) lancée avec la Vierge, les coptes et moi, premier long-métrage de Namir Abdel Messeeh, film inclassable, répertorié « documentaire », autrement dit le genre le plus libre qui soit. Nanni Moretti ne perdrait pas son temps à faire un tour du côté de l’Acid (en fait, il n’est pas totalement débordé, le Nanni, on l’a vu à une projection de la Quinzaine des réalisateurs…). Il serait certainement enchanté par cette Vierge. Namir Abdel Messeeh, qui est le personnage pivot du film, a une touche morettienne incontestable : il s’agit d’une sorte de « journal intime » existentiel, et le cinéaste carbure à l’autodérision.

Il faut dépasser les craintes que peut susciter le titre. Namir Abdel Messeeh se lance effectivement dans une enquête sur les différentes apparitions de la Vierge en Égypte, pays d’où sont originaires ses parents, qui habitent en France depuis longtemps. Une visibilité aléatoire, à laquelle le cinéaste ne croit aucunement, mais qui est le prétexte d’un retour vers un pays que Namir Abdel Messeeh avait depuis longtemps mis de côté, ainsi que vers sa famille, qui, comme la majorité des coptes, vit pauvrement dans le nord du pays.

Les rapports conflictuels mais comiques avec son producteur – une occasion de dresser une ­critique drolatique de la difficulté à financer un film a priori étrange et hors norme – ; la complicité avec sa mère, qui devient la productrice tendrement intransigeante de son film ; la découverte, dans le village de sa famille égyptienne, d’un mode d’existence précaire, mais solidaire : autant de fils qui se nouent par le biais d’une mise en scène fantasque (rehaussée par une petite musique au poil de Vincent Segal), comme cet heureux plan large où Namir Abdel Messeeh entraîne tout le village dans son footing.

La question des apparitions (d’une Vierge ou autre) questionne le cinéma depuis ses origines. Ce que Namir Abdel Messeeh n’oublie pas, son film se transformant en création collective, avec des visions plus puissantes encore que tous les mirages prétendument réels. Namir Abdel Messeeh signe là un très joli premier film.

Samedi 19 mai

Hormis le fait d’être entrés dans l’ère glaciaire (impression vivifiante d’être délocalisés au Touquet-Plage en novembre), quoi d’autre ?

Du sérieux, avec Au-delà des collines, et du captivant. Après 4 mois, 3 semaines, 2 jours, qui lui a valu en 2007 la Palme d’or, Cristian Mungiu revient avec un film dont les deux personnages principaux sont à nouveau deux jeunes filles, mais dans un autre contexte.

Le cinéaste roumain est parti d’un fait divers. En 2005, une jeune fille, venue rendre visite en Moldavie à une amie dans un couvent loin de tout, y est morte au bout de quelques semaines, après la célébration d’un « exorcisme ».

Le film commence quand Alina (Cristina Flutur) est de retour d’­Allemagne, où elle s’est expatriée pour trouver du travail. Elle retrouve Voichita (Cosmina Stratan). Toutes deux ont grandi ensemble dans le même orphelinat, ont l’une pour l’autre un amour fort, mais sur le quai de la gare, alors qu’Alina pleure de joie dans les bras de Voichita, celle-ci lui demande de se contenir.

Depuis le départ d’Alina, Voichita a rencontré Dieu, qui est exigeant et exclusif. Le film met en place deux fils narratifs. D’une part, la déception d’Alina, qui espérait que Voichita repartirait avec elle. Elle perçoit les hésitations de son amie, dont la conscience est dominée par le prêtre (Valeriu Andriuja) responsable du couvent. D’autre part, la vie quotidienne des nonnes, qui semble clouée au XIXe siècle, très loin du visage qu’offre la ville la plus proche, laquelle n’est pourtant pas un must de modernité.

4 mois, 3 semaines, 2 jours inclinait vers le naturalisme (que l’on retrouve ici dans les plans qui font incursion dans la ville) ; Au-delà des collines est bien plus stylisé, avec des tonalités sombres, dans le bleu, le gris, le brun, dont certaines peuvent évoquer l’art orthodoxe, et des trouées de blanc pour la neige. L’image est superbement composée, mais n’écrase pas le mouvement du film, qui gagne en intensité dans sa ­deuxième heure.
Face aux efforts d’Alina pour reconquérir Voichita, et à sa révolte contre les dogmes absurdes auxquels les nonnes se soumettent, s’enclenche une mécanique redoutable. Rendue agressive par son dépit, Alina est décrétée malade par l’hôpital, qui ne souhaite pas la garder, mais, surtout, elle est considérée comme étant en proie au « Malin » par le prêtre et les sœurs, qui vont tout tenter pour la « sauver ». C’est-à-dire la maltraiter (on l’attache, on la fait jeûner, on l’expose au froid…) jusqu’à ce que, involontairement, mort s’ensuive. L’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions ?

Cristian Mungiu confère une force irrépressible à la conviction idéologique du prêtre et à l’énergie physique des religieuses au nom du Bien, et dont le résultat n’en est pas moins un meurtre commis en toute innocence. C’est cette notion d’« innocence » que le film interroge, avec d’autant plus d’acuité qu’il n’émet aucun jugement explicite. Face au médecin de garde, les nonnes soutiennent avec une logique folle mais implacable les raisons qui les ont fait agir.

La religion orthodoxe, ou plus exactement ses dérives, n’est pas le seul horizon d’Au-delà des collines. Les utopies messianiques détournées, confisquées, dont le souvenir reste encore frais chez un cinéaste roumain, ne sont ­évidemment pas étrangères à l’objet de ce film qui ne manque pas de souffle.

Dimanche 20 mai

Deuxième enthousiasme suscité par un film de la compétition : après De rouille et d’os, de Jacques Audiard en tout début de festival, Amour, de Michael Haneke. Un film « simple », comme l’a qualifié lui-même le cinéaste. Amour affiche une économie thématique et scénaristique qui tranche avec ses films les plus récents, le Ruban blanc (Palme d’or 2009) ou Caché, en 2005. Un lieu unique – un appartement –, deux comédiens – Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant –, pour raconter l’amour d’un couple confronté à la déchéance physique, celle de la femme en l’occurrence, atteinte d’AVC graves.

Le premier plan du film s’offre au spectateur comme un miroir : c’est l’image d’un public qui, dans un théâtre, attend le début imminent d’un concert de piano. Riva et Trintignant en font partie, noyés dans l’ensemble. Tout est dit sur la portée du film. Anne et Georges, les personnages qu’interprètent ces deux immenses comédiens, c’est vous, c’est moi, ce qui leur arrive est universel : la maladie, la souffrance, la disparition de quelqu’un qu’on aime.

On imagine ce que certains cinéastes auraient fait avec un tel sujet. Pas besoin d’être un inconditionnel du cinéma de Haneke pour reconnaître qu’il a ici perdu sa présomption à faire système et son sadisme ostentatoire, qu’il s’est humanisé. Comment se montrer arrogant face à la mort qui gagne peu à peu ? Pourquoi ajouter du sadisme à la cruauté de la vie ? Ses grandes qualités de cinéaste ont fait le reste. Un sens aigu des lieux qui distribue les pièces de l’appartement (la chambre, la cuisine, le salon, l’entrée) comme autant de scènes aux dramaturgies spécifiques ; une rigueur de la mise en scène à la limite de l’abstraction si elle ne s’accompagnait pas d’une attention aux détails et à leur signification ; la caméra toujours au service d’une Emmanuel Riva au jeu clair et tendu jusque dans l’extrême déchéance, et d’un Trintignant dont la douceur si singulière exprime autant la solidité face à l’épreuve que l’amour à transmettre, encore et toujours.

Le film n’est ni anxiogène ni plombant parce que le cinéaste laisse filtrer l’émotion plutôt qu’il ne l’exploite. Quand Emmanuelle Riva regarde les albums de photos, et qu’apparaissent à l’écran les deux personnages, c’est-à-dire les deux comédiens, dans leur jeunesse, elle prononce cette seule et simple phrase : « C’est beau, une vie. » La phrase sonne comme du Duras. Même simplicité et profondeur d’émotion.

Jusqu’au bout, Haneke offre à ses personnages des scènes où le partage, même minime, grâce à un souvenir, une comptine enfantine, a encore lieu. Cet échange n’est plus possible qu’à l’intérieur du couple : leur fille, interprétée par Isabelle Huppert, est laissée de côté, n’a plus accès à sa mère. En revanche, à Georges et à Anne, souverains dans leur amour, la séparation ne peut pas être totalement imposée.

Hors compétition, Sébastien Lifshitz (Presque rien en 2000, la Traversée en 2001, Plein Sud en 2009) a présenté un documentaire réjouissant. Les Invisibles met dans la lumière des homosexuels et des lesbiennes, seuls ou en couple. Ayant tous un certain âge, voire un âge avancé, plus de 80 ans pour certains, ils témoignent de la manière dont ils ont pu vivre leur orientation sexuelle, qu’ils mettent en perspective avec les époques qu’ils ont traversées.

Sébastien Lifshitz les a filmés chez eux ou dans leur décor familier, ce qui convient à une parole intime sur leur vie amoureuse et sexuelle. Plusieurs plans, souvent très graphiques, disent toujours quelque chose de la personne qui témoigne : un pied aux ongles vernis, des chèvres en goguette, un homme seul étendu dans une piscine…

La parole de Yann et Pierre, de Catherine et Élisabeth, de Monique ou de Jacques est libérée, franche, directe, ce qui permet au film d’aborder de nombreuses questions dont, ailleurs, on parle trop peu : les normes morales de la France des années 1940 à 1960, le fléau qu’a représenté le mariage pour une masse de gens, les inhibitions imposées par la famille. Les Invisibles est aussi un film très sensible sur le vieillissement, les traces évanouies du passé, les moments déterminants de la puberté, à la fois lointains et toujours présents au cœur de ceux qui ont eu une sexualité « différente ».

Tous ces « invisibles » ont dû, individuellement, combattre, résister pour être ou devenir ce qu’ils sont.

Quelques-un(e)s ont été plus militant(e)s, se sont engagé(e)  s avec vigueur et joie dans les mouvements féministes ou homos des années qui ont suivi Mai 68. S’ils ont dû faire admettre ce qu’ils étaient, avec plus ou moins de souffrance, ils font preuve aujourd’hui d’une vraie sérénité. Et advient dans leur bouche un éloge du plaisir – qui rend ouvert, heureux, entreprenant… – que le spectateur d’aujourd’hui n’a pas souvent l’occasion d’entendre. L’éloge du plaisir : connaît-on chose plus subversive ?

Cinéma
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