Cannes : Un palmarès sauvé par l’ « Amour »

Le film de Michael Haneke est justement récompensé, mais pourquoi tant de prix à des cinéastes déjà primés dans le passé ?

Christophe Kantcheff  • 31 mai 2012 abonné·es

Il sera beaucoup pardonné à Nanni Moretti car il est immense. Mais enfin, en tant que président du jury à Cannes, il n’aura brillé ni par son audace ni même par sa pertinence. « Grand cinéaste, mauvais président » : le dicton est hélas vérifié, que seuls Cronenberg en 1999 avec Rosetta, des frères Dardenne, Tim Burton en 2010 avec Oncle Boonmee, d’Apichatpong Weerasethakul, et quelques autres ont démenti. L’auteur de La messe est finie avait suscité des espoirs, plaçant la barre haut dès avant le festival. N’avait-il pas déclaré attendre du nouveau, et jugé The Artist « facile »  ?

Las ! Le palmarès de l’édition 2012 concocté avec ses camarades jurés déçoit terriblement, et à plus d’un titre. D’abord par l’absence au palmarès du film ovni de Leos Carax, Holy Motors. Ses fulgurances inouïes, à la fois crépusculaires et porteuses d’un espoir inentamé dans les puissances du cinéma (voir p. 28), méritaient amplement une palme d’or, qui aurait eu du chien. C’eût été aussi saluer un cinéaste dont les prises de risque esthétique sont encore synonymes, aux yeux des banquiers, vingt-cinq ans après les Amants du Pont Neuf, de gouffre financier, ce qui lui a valu dix ans de silence imposé.

On peut aussi déplorer qu’au terme de cette compétition très inégale, où plusieurs films insipides ont côtoyé des œuvres ­passionnantes, celles-ci soient exclues des récompenses, hormis Amour de Michael Haneke. Ainsi Alain Resnais, David Cronenberg, Abbas Kiarostami, Wes Anderson et Hong Sangsoo repartent-ils bredouilles, ce qui est incompréhensible étant donné la liberté artistique dont témoignent leurs films.

Trois ans après le Ruban blanc, Michael Haneke récidive donc avec son film le plus humain, qui n’exploite jamais de manière douteuse la charge émotionnelle de son sujet, la déchéance physique au stade de la vieillesse chez un couple encore amoureux. Emmanuelle Riva est parfaite, Jean-Louis Trintignant fascinant, toujours aussi féminin et insondable par la grâce de sa présence et le grain de sa voix. Lui qui apparaît si peu désormais au cinéma aurait dû être distingué par le prix d’interprétation.

Le reste du palmarès frappe avant tout par sa faiblesse et son incohérence. Décrochant le Grand prix, Reality, de Matteo Garrone, ­inférieur à Gomorra, distingué par la même récompense en 2008, singe péniblement la comédie à l’italienne pour avancer une thèse rance sur les méfaits de la télé-réalité. Nanni Moretti, pourfendeur notoire des chaînes de télévision berlusconiennes, et par ailleurs ami de Garrone, aurait dû être plus attentif aux moyens esthétiques mis en œuvre : il se serait aperçu qu’il n’y en avait pas lerche.

Le prix d’interprétation masculine à Mads Mikkelsen ne serait pas l’un des plus irritants – le comédien danois n’est pas en cause – si le film où il officie, la Chasse, de Thomas Vinterberg, n’atteignait pas un haut niveau de bêtise. Son personnage, un éducateur dans un jardin d’enfants, est accusé de pédophilie. Et c’est bientôt toute la ville qui va croire en cette accusation que le spectateur, placé dans une situation de supériorité vis-à-vis de tous ces « crétins » de parents, sait fausse. Manichéisme et misanthropie sont les deux mamelles de Vinterberg, déjà coupable d’avoir réalisé ­l’affreux Festen.

Au-delà des collines, du Roumain Cristian Mungiu, a des qualités incontestables, dont la présence de deux comédiennes, Cosmina Stratan et Cristina Flutur, qui reçoivent le prix d’interprétation féminine. Mais le prix du scénario qui lui a été de surcroît décerné est tout simplement absurde. Car cette histoire d’exorcisme gagne en intensité grâce à l’atmosphère d’inconsciente folie que le cinéaste instaure plus qu’à la narration.

Le prix de la mise en scène va à Post Tenebras Lux, du Mexicain Carlos Reygadas, non sans raisons. Mais le cinéaste développe un surmoi d’auteur métaphysique bien trop visible pour ne pas en lester son film, qui, du coup, n’a pas la luminosité poétique espérée.

Enfin, on se demande bien quelle est l’utilité du prix du jury décerné à Ken Loach, auteur d’une comédie réussie, la Part des anges. Le sympathique Britannique a déjà reçu tous les honneurs. N’y avait-il pas un cinéaste moins reconnu pour recevoir cette récompense ?

C’est là un autre problème de taille que pose ce palmarès. Tous les cinéastes primés l’ont été dans un passé récent, dont trois – Haneke, Mungiu, Loach – sont déjà lauréats d’une palme d’or. Déjà enclin à inviter sans discontinuer une petite cohorte de cinéastes prestigieux, pour cause de « fidélité », dixit le délégué général, Thierry Frémaux, le festival, à travers ce palmarès, ne démontre pas d’esprit d’ouverture. Une grande manifestation telle que Cannes répond à sa vocation en consacrant de nouveaux talents. C’est d’autant plus regrettable que cette piètre distribution des prix est l’œuvre d’un cinéaste connu pour ses engagements dans le milieu du cinéma comme dans le champ politique.

Nanni Moretti avait pourtant de quoi faire. Aux côtés de Wes Anderson ( Moonrise Kingdom, voir Politis n° 1202), Hong Sangsoo ( In another country ), et bien sûr Leos Carax, déjà cités, Sergei Loznitsa ( Dans la brume ) et Jeff Nichols ( Mud ) ont présenté respectivement leur second et troisième long métrage de fiction. Tous, vierges de récompense en compétition officielle, ont largement contribué à ce que la compétition ne sombre pas dans la médiocrité. Il restera aux spectateurs à leur réserver bon accueil dans les salles.

Quant aux autres sections, autant que nous avons pu en juger, la Quinzaine des réalisateurs, avec son nouveau délégué général, Édouard Waintrop, et l’Acid ont su tirer leur épingle du jeu. Avec au moins trois films très singuliers (dont Noor, voir p. 29), l’Acid continue vaille que vaille à élargir son audience, et à asseoir une belle reconnaissance. Et là, il n’y a pas de prix décernés, ce qui garantit la sérénité du regard que l’on pose sur les films programmés. C’est une autre philosophie.

Cinéma
Temps de lecture : 6 minutes