Des voyages inattendus

En limousine, en camion ou en barque, trois beaux films en mouvement traversés par le rêve.

Christophe Kantcheff  • 31 mai 2012 abonné·es

Nous clôturons notre Festival avec la splendide bizarrerie de Leos Carax, les doux enchantements de Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti, et la sérénité limpide de Jeff Nichols.

Jeudi 24 mai

On vient à Cannes dans l’espoir de vivre ce moment-là. Ce moment d’émerveillement qui fait miraculeusement oublier la cohue absurde d’un festival. Qui abolit le temps pour nous remettre dans l’état des premières fois, quand le cinéma n’était que découverte et sensations nouvelles. Quand le cinéma était notre impensable qui prenait corps.

On exagère toujours pour raconter ce moment-là parce que ce qui a été vécu dans le silence et dans le noir ne semble pas pouvoir être attrapé par les mots. Plus que jamais, l’idée d’avoir à noter, étoiler ou superlativiser apparaît dans toute sa ­vulgarité. On voudrait écrire mieux qu’une critique pour rendre hommage au film qui nous rappelle que la cinéphilie, ne se réduisant pas à l’étymologie du mot, est une façon d’envisager le monde, et le cinéma un biais pour s’y projeter. Ce film, c’est Holy Motors, de Leos Carax, présenté en compétition.

Holy Motors a illuminé Cannes de sa bizarrerie, de son humour noir, de sa mélancolie. C’est l’histoire d’un voyage en limousine. À son bord, deux personnages : la conductrice, Céline, à la beauté étrange et surannée (Édith Scob), très attentionnée à l’égard du passager, monsieur Oscar (Denis Lavant), qui a d’abord l’allure d’un homme d’affaires, avant de changer dix fois d’identité et d’apparence pour honorer les rendez-vous notés sur son agenda. L’intérieur de la limousine ressemble à une loge où M. Oscar se change en fonction des rôles qu’il doit endosser : tueur à gages, mendiante, vieillard, père de famille, créature virtuelle…

Chaque rendez-vous correspond à un épisode halluciné, radicalement différent du précédent, où Denis Lavant, transformiste de génie, comédien à l’énergie primitive et tellurique, investit un univers visuel et émotionnel singulier. Le plus effrayant est celui où, sous les traits d’un clochard monstrueux, il hante les égouts et les cimetières, et mange les cheveux d’une mannequin voilée jouée par Eva Mendes. Le plus sidérant : quand M. Oscar se métamorphose en personnage virtuel et fluo et s’adonne à un ballet érotique. Le plus émouvant : la séquence où, dans la Samaritaine intérieurement démolie, il retrouve un amour ancien en la personne de Kylie Minogue, sosie de Jean Seberg (son personnage se prénomme d’ailleurs Jean), qui interprète une chanson déchirante avant de monter sur le toit dont la vue domine Paris, et notamment le Pont-Neuf.

À chaque rendez-vous, M. Oscar accomplit son « travail ». Mais, à son impresario (Michel Piccoli, dans une apparition courte mais marquante) qui note qu’il semble « ne plus y croire comme avant », M. Oscar répond que désormais les caméras sont miniaturisées au point d’être invisibles, et donc partout. L’idée n’est pas neuve, mais Holy Motors en tire toutes les conséquences quant au cinéma : si le monde est condamné à être en perpétuelle représentation, la frontière entre le réel et la fiction est abolie.

Les « rendez-vous » pour passer d’un état à un autre ont désormais quelque chose de vain. Là où tout se montre, ou tout s’auto-promeut (même sur les tombes, les défunts appellent les vivants à visiter leur site), comment M. Oscar pourrait-il y croire tout à fait comme avant ? Cet « avant » qui peuple Holy Motors.

Le voyage en limousine est également une épopée à travers l’histoire du cinéma : la présence du muet affleure sans cesse – avec, explicites, des extraits des études du mouvement d’Étienne-Jules Marey qui suggèrent une origine ; Lang et Lynch ne sont pas loin tandis que le dialogue avec Godard est déjà ancien ; le Pont-Neuf renvoie bien sûr aux propres films du cinéaste ; et Édith Scob clôt Holy Motors avec le masque qu’elle portait dans les Yeux sans visage, de Georges Franju.

La mélancolie crépusculaire du film est démentie par sa splendeur hypnotisante, qui, en elle-même, est un hymne à la persistance du cinéma. Leos Carax, qui n’avait pas réalisé de long-métrage depuis treize ans – Pola X –, apparaît en personne dans les premières images. Par un passage forcément secret, il rejoint une salle de cinéma où les spectateurs sont endormis. Holy Motors est le plus beau rêve qu’ils pourront faire. Ils n’en croiront tellement pas leurs yeux qu’ils les ouvriront. Et alors, ils verront. Comme le dit Alain Resnais, parce que le cinéma n’est pas mort : Vous n’avez pas encore tout vu.

Samedi 26 mai

Pour commencer, ces deux petites informations essentielles.

1) Un distributeur a proposé à des journalistes de payer une somme d’argent pour pouvoir interviewer des stars (Brad Pitt, notamment, coûtait 2500 euros les 20 minutes). Toutes les rédactions concernées, notamment canadiennes, ont dit avoir décliné l’offre.

2) Le Serment de Tobrouk, de Bernard-Henry Lévy, est en sélection officielle, hors compétition. Gilles Jacob et Thierry Frémaux auront du mal à soutenir que la sélection de ce documentaire sur l’influence, dont on sait qu’elle est considérable, de M. Lévy dans le monde, et en particulier en Libye, est due à ses qualités cinématographiques. D’ailleurs, pour la première fois dans l’histoire du festival, la conférence de presse a eu lieu avant la projection du film. On n’est jamais trop prudent.

Je dois avouer que je ne connaissais pas l’existence des Khusra. Celle-ci m’a été révélée par un film de la programmation de l’Acid, Noor, de Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti. Les Khusra sont, au Pakistan, une communauté de transgenres regroupant des personnes qui ont changé de sexe ou ont un sexe indéterminé, ainsi que des hommes à l’allure féminine. Ils sont généralement danseurs, à la manière Bollywood, remplaçant dans cette activité les femmes qui en sont exclues pour raison religieuse.

Noor, le personnage éponyme et quasi unique du film, a récemment quitté la communauté des Khusra pour une raison qu’on n’apprendra qu’à la fin. Il a décidé d’être un homme. Son problème va au-delà de l’affirmation de cette identité – même s’il aimerait, grâce à une crème miraculeuse, cesser d’être imberbe et voir moustache et barbe pousser. Il rêve de trouver la femme avec laquelle il pourra fonder une famille. Désir de normalité, dirait-on en Occident, mais, dans sa situation, c’est le désir le plus extravagant qui soit. Soif de bonheur partagé, surtout, et de sérénité, dont la promesse lui est délivrée par un vieux sage, mi-­philosophe mi-baratineur (l’idée de la crème, c’est lui).

L’essentiel du film repose sur Noor, qui interprète son propre rôle ; sur son visage doux, mélancolique et décidé ; sur son côté lunaire que contrebalancent quelques traits fantasques. Mais Noor n’est pas à proprement parler un portrait documentaire. Le film prend des allures de road-movie souvent contemplatif quand il se retrouve au volant d’un camion décoré aux couleurs locales, rose, jaune et rouge vif, et qu’il traverse ainsi le pays, à la recherche d’un rêve, qui survient parfois par surprise.
Il y a aussi quelque chose du conte sans pittoresque et du récit d’apprentissage, hors tout volontarisme de la part des réalisateurs, dont on sent surtout la tendresse du regard sur leur personnage. Noor, film attachant, doucement enchanteur, suggère, sans ostentation, ce qu’est « un homme un vrai ».

Dimanche 27 mai

On attendait beaucoup de Mud, de Jeff Nichols, troisième long métrage du cinéaste après Take Shelter (qui était à la Semaine de la critique l’an dernier et en avait récolté le Grand prix), pour relever le niveau de la sélection états-unienne en compétition, les Hommes sans loi, de John Hillcoat, The Paperboy, de Lee Daniels, et Killing Them Softly, d’Andrew Dominik, ayant impressionné par leur vacuité. Cette médiocrité, vraisemblable reflet de l’état de la production américaine en 2011, aurait sans doute justifié qu’un de ces films soit écarté au profit d’un autre figurant dans une section parallèle, comme À perdre la raison, du Belge Joachim Lafosse, ou les Invisibles de Sébastien Lifshitz.

Alors, Mud  ? Pas le chef-d’œuvre annoncé – il bruissait que Thierry Frémaux l’avait placé en queue de programmation en guise de bouquet final – mais un beau film serein et limpide comme le Mississipi, qui y occupe une place centrale ; son titre, s’il n’avait été déjà pris, aurait d’ailleurs pu être le Fleuve.

Mud (Matthew McConaughey), le personnage éponyme, a quelque chose d’un Robinson Crusoé d’aujourd’hui : il s’est réfugié seul sur une île du Mississipi, où il espère pouvoir retaper un vieux bateau échoué en hauteur, dans des arbres, après une inondation. Il est découvert par deux adolescents, Ellis (Tye Sheridan) et Neckbone (Jacob Lofland), qui vont lui venir en aide, bien qu’ils aient appris que cet homme était recherché par la police.

Jeff Nichols filme magnifiquement la nature. Pas besoin chez lui de soleils couchants pour en capter les calmes magnificences. Le fleuve est ici autant une frontière (entre Mud et ceux qui le recherchent, entre Mud et la femme qu’il aime) qu’un trait d’union (pour Ellis et Neckbone, qui ne cessent de faire l’aller et retour entre l’île et la « civilisation »). Il a sa propre présence physique, mais entre aussi dans la scénographie des personnages. Autrement dit, au-delà du décor pittoresque auquel il aurait pu être réduit, le fleuve est une composante majeure du récit et de ses enjeux.

Autre réussite : entre Ellis et ses parents, entre Neckbone et son oncle, entre Mud et les ados, enfin entre Mud et son père d’adoption (Sam Shepard), circulent des flux d’émotion et d’échanges d’expérience. Parfois un peu trop appuyés, ces moments ne sont jamais aussi convaincants que lorsqu’ils sont diffus, implicites. Le film reste heureusement non démonstratif : on ne sait réellement quelle transmission a lieu, si le courant passe, ce qu’Ellis et Neckbone, au terme de cette histoire, sauront mettre à profit. Cet aléatoire-là est la marque, là encore, d’un cinéaste délicat.

Et si Mud paraît globalement un peu trop sage, il est un des rares films vus à Cannes où enfants et adultes ont droit à la même qualité de regard.

Cinéma
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