Ombres et lumières

Retour sur quatre moments forts d’une histoire contrastée, du Front populaire à la gauche plurielle, en passant par Guy Mollet et François Mitterrand.

Denis Sieffert  • 10 mai 2012 abonné·es

François Hollande, nouveau président de la République française, est un « socialiste ». Mais, en quatre-vingts ans, le mot s’est chargé de sens bien différents. Récit entre ombre et lumière, à travers l’histoire sociale du XXe siècle.

1936 : l’importance

du mouvement social

Le Front populaire reste dans l’imaginaire de la gauche française l’épisode le plus glorieux de l’histoire sociale du XXe siècle. Et c’est un fait que cette alliance, qui s’est formée en réaction à l’offensive des ligues d’extrême droite en février 1934, est à l’origine de nombreuses conquêtes ouvrières. Ce sont les élections législatives d’avril-mai 1936 qui portent au pouvoir cette formation d’un genre nouveau, réunie sur la base d’une charte adoptée le 12 janvier. Le 3 mai, les socialistes remportent 146 sièges (ils en détenaient 97 dans la précédente assemblée), et les communistes 72 (au lieu de 12 précédemment). Malgré le recul des Radicaux, un gouvernement majoritaire est formé sous la responsabilité de Léon Blum. Les communistes n’y participent pas, mais ils s’engagent à le soutenir.

• -Histoire des gauches en France, volume II, sous la direction de Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (La Découverte, 2005). • -Histoire du Parti socialiste sous la IVe République, Jean-Pierre Goletto (Éditions des écrivains, 2002). • -Histoire de la IVe République, Georgette Elgey (Fayard, 1993). • -La Gauche au pouvoir, Michel Winock (Bayard, 2006). • -Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Xavier Vigna (Perrin, 2012). • -Rêverie de gauche, Régis Debray (Flammarion, 2012).
L’histoire retiendra de cet été 1936 qu’il est le plus riche en conquêtes sociales. On en connaît les principales : hausse des salaires jusqu’à 15 % pour les rémunérations les plus basses, établissement de contrats collectifs du travail introduisant la liberté syndicale et l’élection de délégués du personnel, création de deux semaines de congés payés, réduction à 40 heures de la semaine de travail sans réduction de salaires, abaissement de l’âge de la retraite et prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans. En outre, le gouvernement donne un nouveau statut à la Banque de France, nationalise l’industrie de guerre et inaugure une politique de grands travaux pour résorber le chômage qui frappe le pays, onde de choc de la crise de 1929.

Mais il convient de rappeler le contexte particulier dans lequel ces avancées ont été obtenues. À partir du 11 mai, des grèves éclatent qui vont s’étendre dans de nombreuses entreprises. Fait nouveau : les grévistes occupent les usines pour éviter le lock-out patronal. Le mouvement gagne en ampleur après le 26 mai, jour traditionnel de commémoration de la Commune au mur des Fédérés, et plus encore le 6 juin, au moment de l’investiture du gouvernement Blum. On recense alors plus de 1 800 000 grévistes. Et les effectifs de la CGT passent de 800 000 en mars à près de 4 millions en décembre.

C’est sous la pression de ce mouvement d’une puissance inégalée que Léon Blum prend l’initiative, dès son entrée en fonction, d’organiser à Matignon une négociation entre le patronat et la CGT fraîchement réunifiée. L’accord qui contient l’essentiel des dispositions sociales citées plus haut est signé au petit matin du 8 juin.
L’enseignement principal de cet épisode réside dans l’interaction du mouvement social et de la victoire politique de la gauche. L’unité politique au sommet, avec l’indispensable feu vert accordé par Moscou au PCF, agit comme un appel d’air pour la mobilisation des salariés. Il est peu probable que la SFIO aurait opéré des réformes aussi spectaculaires sans les grèves du printemps 1936.

1956 : Guy Mollet

et la crise algérienne

Aux législatives de janvier 1956, le socialiste Guy Mollet obtient une confortable majorité qu’il doit notamment au soutien actif des communistes, qui recueillent 25,36 % des voix, presque autant que le Front républicain (27,10 %), coalition de la SFIO, de l’Union démocratique et socialiste de la résistance (UDSR), dont la principale figure est François Mitterrand, et les Radicaux. À noter que c’est à cette élection qu’apparaît Jean-Marie Le Pen, élu dans les rangs de l’extrême droite poujadiste.

Si l’histoire du Front populaire a surtout retenu la part de lumière, quitte à occulter l’importance du mouvement social, celle du Front républicain a surtout retenu la part d’ombre. C’est la politique désastreuse menée par Guy Mollet en Algérie qui reste comme la grande honte de l’histoire du socialisme français. Tout avait d’ailleurs très mal commencé avec une offensive aéroportée menée contre l’Égypte de Nasser, en coalition avec la Grande-Bretagne et Israël. L’affaire de Suez vire au fiasco, après la menace de riposte soviétique qui entraîne un désaveu américain, et bientôt le renoncement britannique. Mais le pire est à venir. Après une visite à Alger, appelée ensuite « tournée des tomates » parce que le président du Conseil y fut bombardé de tomates par les extrémistes de l’Algérie française, Mollet décide d’intensifier la répression contre les indépendantistes algériens. Le 7 janvier 1957, il investit le général Massu de tous les pouvoirs, y compris de pouvoirs de police exercés en dehors de tout cadre judiciaire. C’est le début de la sanglante « bataille d’Alger ». L’historien Pierre Vidal-Naquet affirme que le 7 janvier 1957 marque « la capitulation du pouvoir civil devant le pouvoir militaire, de la République devant les généraux ».

La calamiteuse politique coloniale de Guy Mollet, sous l’influence de Robert Lacoste, ne va pas sans dissensions graves au sein de la SFIO. Dès juillet 1956, le congrès de Lille est très agité. Plusieurs fédérations demandent un cessez-le-feu en Algérie et l’ouverture de négociations avec le FLN. La résolution, qui reste certes dans le vague, se prononce pour la paix. Ce n’est évidemment pas la ligne qui sera appliquée par le gouvernement. Une opposition se forme autour d’hommes comme Daniel Mayer et Claude Bourdet, annonçant la scission de septembre 1958 qui donnera naissance au PSA, puis au PSU.

Pour le gouvernement Mollet, la politique algérienne a éclipsé les réformes sociales réalisées. Il y en a eu cependant, principalement à l’initiative d’Albert Gazier, ministre des Affaires sociales. Les congés payés sont portés à trois semaines ; un fonds national vieillesse est créé pour venir en aide aux personnes âgées sans ressources suffisantes. Il y faut ajouter un début de décentralisation administrative dans les départements d’outre-mer, à l’initiative de Gaston Defferre. Une politique qui heurte les indépendantistes. Au total, l’ère Mollet se terminera dans la débâcle. En 1962, la SFIO a perdu 80 % de ses adhérents depuis la Libération. Et à la présidentielle de 1969, le tandem Defferre-Mendès France recueillera à peine plus de 5 %. La SFIO est en état de mort clinique.

1981-1995 : Mitterrand

et le tournant libéral

Nous sommes en janvier 1980, à dix-huit mois de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Les socialistes, qui tiennent leur « convention » à Alfortville, dans la banlieue parisienne, commencent à sentir l’odeur de la victoire. Jacques Attali prend la parole : « Il faut, dit-il, passer du système capitaliste à une société socialiste. » Et pour cela, ajoute-t-il, « il faut libérer la société des lois de l’économie. » Vaste programme !
Trente-deux ans plus tard, on se pince pour y croire. Que ce soit Jacques Attali, auteur en 2010 d’un rapport préconisant une déréglementation totale, qui prononce ces mots donne la mesure du chemin parcouru. Le parti né au congrès d’Épinay en 1971 vivait alors ses plus beaux jours. L’heure était à la « rupture révolutionnaire ». La charte de 1971, qui était la nouvelle Bible, se référait à « l’œuvre et à l’enseignement des grands théoriciens du dernier siècle ». Une formule, non exempte d’ambiguïtés, qui faisait penser aussi bien à Marx qu’à Proudhon. Est-ce ce discours qui a permis la victoire, ou le rejet d’une politique de droite – celle de Giscard et de Barre – qui avait conduit le pays à un chômage massif ?

Il n’est pas évident, à y regarder de plus près, que la littérature socialiste de l’époque, d’apparence très radicale, ait tellement suscité l’adhésion des Français. Les socialistes subissent une cinglante défaite électorale dès les municipales de mars 1983. Cet échec avait été précédé, un an auparavant, par un premier revers aux cantonales. Et pourtant, en 1982, la fameuse « parenthèse libérale » n’a pas encore été ouverte. Il est probable que le côté bravache des chefs de file socialistes n’a pas beaucoup plu. Les imprécations lancées à la tribune du congrès de Valence, en octobre 1981, pour « faire tomber des têtes », n’ont sans doute pas rassuré l’opinion. D’autant que la situation sociale ne s’était évidemment pas améliorée. Si l’on ajoute à cela l’effet des premières affaires, dont l’épisode des Irlandais de Vincennes, ces faux terroristes chez qui le capitaine Barril avait introduit des armes, les premiers mois ne méritent peut-être pas le récit quelque peu mythologique qui a été écrit par la suite, y compris dans la gauche de la gauche. D’autant plus qu’il y a là une part de double langage, dans la grande tradition de la SFIO. Un verbe anticapitaliste cohabite avec l’appel au réalisme.

Dans la motion qu’il défend au congrès de Valence, Pierre Mauroy annonce : « Nous allons chercher une situation de compromis entre le pouvoir politique et le pouvoir économique », c’est-à-dire « les secteurs dominants du capitalisme bancaire ». Il n’empêche, les socialistes et leurs quatre ministres ­communistes pratiquent une politique de relance. Ils ramènent la durée hebdomadaire du travail à 39 heures et fixent l’âge de la retraite à 60 ans. Et puis il y a évidemment l’abolition de la peine de mort.

Quant au tournant libéral de l’été 1983, il a été aggravé par un déni collectif. Les socialistes ont changé de position sans renoncer à leurs références idéologiques. C’est l’idée de la « parenthèse », qui a agi comme un anesthésiant non seulement sur l’opinion, mais aussi sur les militants. Les socialistes au pouvoir sont ainsi allés, dans le déni, de défaite en défaite jusqu’à la présidentielle de 1988. Seul, peut-être, Lionel Jospin, en octobre 1985, a justifié à haute voix le changement de trajectoire : « Nous nous heurtons, dit-il au congrès de Toulouse, à des réalités que nous avions mal évaluées. » Avant d’ajouter : « Nos marges sont étroites. » Elles le seront plus encore avec la chute du mur de Berlin et la vague libérale qui va aussitôt parcourir l’Europe.

Le deuxième septennat de François Mitterrand (1988-1995) s’inscrit dans le mythe libéral de la « fin de l’histoire ». Il n’y a plus d’idéologie ni de théorie ; il n’y a plus que le « pragmatisme ». Un pragmatisme dicté depuis l’Élysée sans que le parti ait voix au chapitre. La disparition de tout discours théorique va d’ailleurs de pair avec l’effacement des militants devant la statue du commandeur. Au moment du désastre électoral de 1993 (le PS n’obtient que 52 sièges contre 458 à la droite), on peut s’interroger sur le changement de nature du Parti socialiste. Celui-ci est désormais moins un parti réformiste ou social-démocrate que libéral de centre-gauche. Habilement, François Mitterrand a troqué toute idéologie sociale contre une doctrine européenne vide de tout contenu. Il est l’un des architectes du traité de Maastricht, qui institue l’indépendance du pouvoir monétaire de la BCE. Ce bouleversement qui aggrave aujourd’hui la crise sociale au sein de l’Europe. Pour définir ce PS laminé, Henri Emmanuelli parlera d’un « gestionnarisme métissé de défense des droits de l’homme ».

1997 : une gauche

très plurielle

La victoire de la gauche avec 48,28 % aux législatives de 1997 est une divine surprise. Les élections provoquées par une « dissolution tactique » voulue par Jacques Chirac portent la gauche au pouvoir, et le socialiste Lionel Jospin à Matignon. Malgré la cohabitation avec un président de la République de droite, Jacques Chirac, le PS et ses alliés Verts, réunis sous le label « gauche plurielle », ont les coudées franches. L’autre divine surprise, c’est le retour de la croissance : 3,4 % en 1998, et même 3,8 % en 2000. Paradoxalement, c’est cette croissance qui constituera le principal ferment de division au sein de l’alliance gouvernementale. Qui doit-on faire profiter des fruits de la croissance ? Les plus libéraux, surtout représentés par le ministre de l’Économie, Dominique Strauss-Kahn, optent pour le remboursement des déficits. Les communistes, les Verts et plusieurs ministres socialistes plaident pour un relèvement des minima sociaux.

L’abaissement de la durée hebdomadaire du travail à 35 heures crée sans doute des emplois. On parle de 350 000. Il donne aussi aux salariés du « temps libre ». Mais l’effet de masse préconisé par les partisans des 32 heures ne joue pas. Et, surtout, de compromis en compromis, les 35 heures sont souvent imposées sans contrepartie d’embauches. Ce qui a évidemment des effets désorganisateurs dans plusieurs secteurs, notamment la santé.
Enfin, le gouvernement manifeste un certain désarroi devant les premiers plans sociaux « boursiers » et les délocalisations. Et il ne prend pas la mesure du mouvement des chômeurs, qu’il fait même déloger par la police dans les locaux des antennes Assedic. À cela s’ajoutent un aggiornamento brutal sur la question de la sécurité et une crise avec le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, sur le statut de la Corse.

Néanmoins, le bilan social est loin d’être négligeable, avec la création de la Couverture maladie universelle (CMU). Et deux réformes sociétales qui marquent les esprits : la création du Pacs et l’instauration de la parité hommes-femmes en politique. Mais les divisions qui minent la gauche plurielle l’emportent lors du verdict des urnes. On connaît la suite : le désastre électoral du 21 avril 2002. Un homme toutefois n’a pas participé directement à ce gouvernement puisqu’il était Premier secrétaire du Parti socialiste : François Hollande.

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Dépêchons-nous de rêver
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