Pas encore Thermidor en Égypte…

Denis Sieffert  • 31 mai 2012 abonné·es

Il n’aura pas fallu très longtemps pour que les révolutions arabes tombent en disgrâce sous la plume de la plupart de nos commentateurs. En dix-huit mois, nous sommes passés d’un engouement un peu puéril à une franche hostilité. Le résultat du premier tour de la présidentielle en Égypte, venant après des législatives dans ce même pays et les élections tunisiennes, ne fait pourtant que confirmer ce que l’on pressentait : le moment venu, ce sont les forces les mieux structurées, les plus anciennes et les plus connues aussi, qui l’emportent. En l’occurrence, les islamistes et l’armée. Comment pourrait-il en être autrement ?
La seule surprise du scrutin des 23 et 24 mai, c’est que les deux favoris des sondages ont été battus. Mais, que ce soit Abdel Moneim Aboul Foutouh et Amr Moussa, dont on prédisait la victoire, ou Mohammed Morsi et Ahmad Chafiq, qui sont finalement arrivés en tête lors de ce premier tour, ce sont bien les deux mêmes pôles qui sont représentés. Avec Morsi, le leader des Frères musulmans, et Chafiq, le dernier Premier ministre d’Hosni Moubarak, le 2e tour, les 16 et 17 juin, opposera bien un islamiste à un cacique de l’ancien régime.

Faut-il dire pour autant, comme on l’entend ici ou là, que la révolution n’a servi à rien, qu’elle est confisquée, ou que le choix des Égyptiens se fera entre la peste et le choléra ? Évidemment non. Car ce serait omettre un simple détail : 46 % des Égyptiens ont voté. Ce qui est considérable dans un pays qui n’a aucune tradition démocratique. Ils ont voté nombreux, comme les Tunisiens avant eux, et comme les Libyens s’apprêtent, semble-t-il, à le faire, si l’on en juge par le fort mouvement d’inscription sur les listes électorales. Et, bon an mal an, le scrutin s’est déroulé dans de bonnes conditions. Enfin, le score très serré ressemble à ceux que connaissent ordinairement les démocraties occidentales. Il révèle d’ailleurs une réalité plus complexe que ne le laisse supposer une information sommaire. Avec 24,7 % des voix, le chef de file des Frères musulmans arrive certes en tête, mais très en recul par rapport au score de la confrérie aux législatives. L’épreuve du pouvoir a déjà fait son œuvre. Cela aussi, c’est la démocratie ! Quant aux 23,6 % de Chafiq, ils représentent une Égypte qui a peur du chaos… et des islamistes. Une Égypte qui veut la sécurité à tout prix pour inciter les touristes à revenir. Un réflexe sécuritaire qui ne nous est pas si étranger…

Malgré cela, on voit poindre chez nous un vieux fantasme colonial. Il faudrait que tous les peuples soient à notre image. Cette même prétention a déjà conduit les gouvernements occidentaux à rejeter les élections palestiniennes de 2006 au prétexte que la victoire du Hamas ne nous convenait pas. On m’objectera qu’il n’y a pas que les commentateurs de nos régions qui expriment leur déception au lendemain du premier tour de la présidentielle égyptienne. Les jeunes « révolutionnaires de la place Tahrir » aussi. Sans doute certains d’entre eux ont-ils eu l’illusion qu’ils étaient toute l’Égypte. Et sans doute avons-nous partagé cette illusion. Ils ne sont pas « toute l’Égypte », mais ils en sont une bonne partie. Et il n’est pas vrai qu’ils disparaissent dans ces élections. Les deux candidats qui avaient généralement leurs faveurs talonnent les deux premiers. Avec 20,7 % des suffrages, le nationaliste nassérien de gauche, Hamdeen Sabbahi, est le troisième homme. Et l’islamiste modéré Abdel Moneim Aboul Foutouh, avec 17 %, est bien présent lui aussi dans le nouveau paysage politique égyptien. Le chemin n’est pas radieux, certes. Mais, nous autres Français, si fiers de notre Histoire, pouvons-nous oublier que notre Grande Révolution fut suivie de Thermidor, de l’Empire, de la Restauration et encore au moins de deux autres révolutions, avant qu’un système démocratique s’installe durablement ? Et pourtant, aucun de ces soubresauts ne nous conduirait aujourd’hui à regretter la prise de la Bastille et la chute de l’Ancien Régime.

Bien entendu, la démocratie ne se résume pas à des élections. Et les révolutions de l’hiver 2010-2011 n’aboliront pas la lutte des classes. Elles permettront cependant à ceux qui combattent d’agir dans un cadre juridique. Ce qui n’est pas rien. Il est vrai aussi que les révolutions libèrent des forces hostiles. En Tunisie, des groupes salafistes ont attaqué des cinémas ou des chaînes de télévision. Les femmes sont les premières victimes de ce terrorisme religieux qui, pour être minoritaire, n’en est pas moins redoutable. On le sait, quelques centaines de personnes suffisent à répandre la peur et la haine, et à donner un caractère idéologique au discours sur la démocratie. Cela place les pouvoirs, y compris ceux des Frères musulmans et d’Ennahda en Tunisie, face à leurs responsabilités dans des sociétés qui ne sont plus dépourvues de contre-pouvoirs.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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