« La mafia se complexifie et se mondialise »

Interview exclusive du juge italien Roberto Scarpinato. Dans un livre, il dénonce les collusions entre crime organisé et pouvoir politique.

Thierry Brun  • 21 juin 2012 abonné·es

Le juge italien Roberto Scarpinato est sous protection permanente depuis vingt-trois ans. Le danger s’est imposé comme un compagnon quotidien quand le magistrat a intégré le pôle antimafia de Palerme aux côtés de Giovanni Falcone et de Paolo Borsellino, tous deux assassinés en 1992. C’est là qu’il dirigea les départements « Mafia-économie », « Mafia de Trapani » et « Criminalité économique ». Il a instruit les procès les plus importants menés contre la mafia et ses liens avec le monde politique et institutionnel, parmi lesquels celui de Giulio Andreotti, membre de la Démocratie chrétienne et président du conseil à sept reprises, aujourd’hui sénateur à vie. Depuis 2010, Roberto Scarpinato est procureur général auprès de la cour d’appel de Caltanissetta, en charge des enquêtes relatives aux assassinats politico-mafieux commis entre 1992 et 1993. Son dernier livre, le Retour du Prince, prend la forme d’un entretien conduit par Saverio Lodato, journaliste à l’Unità et auteur de nombreux travaux sur la mafia. L’ouvrage, qui a été un succès en Italie, décrit les démons qui ont ensanglanté la longue histoire transalpine et ceux qui, pillant ses ressources, sont en train de condamner le pays à un inexorable déclin. Roberto Scarpinato opère ici une impitoyable radiographie d’un État gangrené par la corruption.

Comment expliquer la persistance de cet enchevêtrement inavouable entre pouvoir politique et mafia en Italie ?

Roberto Scarpinato : Le crime organisé se transforme en crime mafieux lorsqu’il établit un rapport structurel avec la politique et devient un pouvoir illégal. En Italie, ce phénomène remonte à 1860, à la formation de l’État unitaire. Les historiens ont démontré que, parmi les plus importants chefs mafieux, certains étaient des cols blancs, appartenant aux niveaux les plus élevés de la pyramide sociale et utilisant la violence comme un instrument de lutte politique et d’enrichissement. La composante mafieuse de la bourgeoisie est restée forte jusqu’à nos jours. Ses représentants entretiennent des relations avec des personnes de leur classe sociale, donc avec le monde politique. Ce phénomène de la formation d’une bourgeoisie mafieuse a été constaté pour d’autres mafias, comme la Camorra et la ’Ndrangheta, qui étaient à l’origine des formes de criminalité populaire et qui ont ensuite évolué en intégrant des élites bourgeoises. Le même phénomène s’est produit dans d’autres pays, comme la Russie, les pays de l’Est et les pays balkaniques, la Chine, certains États de l’Amérique du Sud et de l’Afrique. En Italie, j’ai été amené à poursuivre un président du Conseil, des ministres, des sénateurs, des chefs de services secrets, des chefs de la police, des entrepreneurs à la tête de multinationales. Ces personnes ont certes été condamnées, mais c’est insuffisant. Dans la Banalité du mal, la philosophe Hannah Arendt a expliqué que les responsables du nazisme n’étaient pas seulement Hitler et certains responsables du parti nazi mais aussi d’autres personnes, des gens ordinaires. Je veux montrer cette banalité du mal, et comment certaines personnes complices de ces crimes sont aussi des gens ordinaires. Les criminels existent parce que beaucoup de personnes normales ont besoin d’eux.

L’organisation de la criminalité mafieuse a-t-elle changé par rapport au passé ?

Les liens sont très étroits entre la politique, l’économie et les entreprises mafieuses. Le grand capital se mélange avec le capital des mafieux. Les mafias circulent et évoluent à la vitesse de l’économie de marché global, qui ignore les barrières nationales. On peut distinguer deux niveaux. Le bas niveau est consacré à l’accumulation de capitaux à travers différents types d’activités illégales (extorsions, trafic de stupéfiants…). Le haut niveau est constitué de cols blancs qui investissent les capitaux illégaux hors des territoires d’origine, parfois à l’étranger. Ils conquièrent des parts de marché par le biais d’entreprises mafieuses. Ces dernières offrent aux autres acteurs du marché des réductions de coûts de production et une augmentation de leurs profits grâce au know-how (savoir-faire) mafieux (traitement illégal des déchets industriels, exploitation de main-d’œuvre, évasion fiscale, capitaux sans coûts bancaires…). Les cols blancs pénètrent ensuite, par la corruption, dans les milieux institutionnels et politiques, transformant le pouvoir économique en pouvoir politique. En substance, on assiste à la naissance d’une nouvelle bourgeoisie mafieuse qui chevauche les logiques d’un marché de plus en plus déréglé et qui devient jour après jour une composante structurelle des élites dirigeantes, dans différents pays du monde.

Vous décrivez dans votre livre une démocratie italienne qui ne serait plus qu’une fiction. Est-elle malade à ce point ?

J’ai analysé la dégradation progressive du pouvoir italien. C’est dû à une corruption systémique et à des rapports structurels entre secteurs importants de la classe dirigeante et la mafia. Mais s’il est vrai qu’il existe, en Italie, un taux de corruption très élevé et un phénomène mafieux, il est aussi vrai que le pays a produit des anticorps puissants pour contrer ces deux maux. En effet, la Constitution italienne garantit à la magistrature l’indépendance totale du pouvoir politique, ainsi que la direction des enquêtes policières. Grâce à ces ressources, au sacrifice de tant d’hommes de l’État qui ont donné leur vie pour défendre la démocratie contre les pouvoirs criminels, grâce aussi à la mobilisation de la partie la plus éclairée de la société civile, un front de résistance institutionnel a pu se développer, une sorte de ligne Maginot qui a garanti, jusqu’à nos jours, une tenue démocratique. La Constitution italienne de 1948, née de l’antifascisme et de la résistance à la dictature, continue d’être la meilleure défense de la démocratie contre les régressions autoritaires et l’infiltration de pouvoirs illégaux. Il faut réfléchir au fait que le cas italien pourrait devenir un paradigme international. Mon pays a dû se confronter à ces maux depuis plus d’un siècle et demi. Dans d’autres pays, même en Europe, les mafias et la corruption sont en train de s’étendre silencieusement et de façon occulte, elles constituent une menace pour la démocratie, et les opinions publiques semblent ne pas en être conscientes.

L’économie mafieuse a-t-elle investi les pays industrialisés ?

Ce système existe désormais dans le monde entier. Parce que la mafia offre de façon normale des biens et des services légaux pour lesquels il existe une très forte demande dans le monde entier. L’économie mafieuse est en train de se renforcer en Allemagne et dans de nombreux pays européens. En Allemagne, les entrepreneurs mafieux construisent des immeubles avec des économies de coûts de presque 40 %, ce qui leur permet de conquérir le marché. Les gens sont contents de faire des économies, la mafia est contente de vendre, tout le monde est content et l’économie tourne. Autre exemple, les mafieux investissent énormément en Espagne, un pays en crise. Personne ne s’intéresse à l’origine de cet argent, ce qui est important est que l’économie continue à tourner. En France, une des plus grandes organisations mafieuses est à Marseille, et elle est devenue l’une des organisations les plus importantes dans le trafic de la drogue. Les Marseillais ont été remplacés par la mafia sicilienne. Certains de ces mafieux ont même décidé de vivre et de rester en France. Ils ont donc investi sur le territoire français. Dans cette période, la mafia investit dans les pays de l’Est ou dans les pays européens qui sont en difficulté.

Face à cette corruption, qu’en est-il de la magistrature italienne aujourd’hui ?

Au cours des vingt dernières années, la classe politique italienne a tenté plusieurs fois d’introduire des réformes législatives dont le but était de ramener la magistrature sous le contrôle du pouvoir politique et de limiter ses pouvoirs d’enquête. Cette réaction a été déterminée par le fait que la magistrature italienne, justement de par son indépendance, a pu condamner pour corruption et collusion avec la mafia de nombreuses personnalités politiques importantes. Malgré ces réactions de la classe dirigeante et la tentative de discréditer la magistrature, celle-ci a gardé son indépendance et continué à mener ses enquêtes, grâce au soutien de la partie saine de la société civile, qui s’est mobilisée et l’a soutenue à travers des manifestations de masse. Mais nous sommes dans une situation de résistance, pour ne pas devenir comme le parquet français, qui dépend du pouvoir exécutif.

Quelles conclusions tirez-vous de ce modèle d’organisation dans l’économie mondiale ?

La criminalité mafieuse et la criminalité organisée sont destinées à être les protagonistes de la criminalité du troisième millénaire et à supplanter dans les secteurs les plus importants du marché illégal les anciennes formes de criminalité individuelle et artisanale, qui sont progressivement expulsées, marginalisées, ou cooptées par des entités complexes et surindividuelles. Dans le marché illégal comme dans le marché légal, on assiste à une forme d’évolution des espèces : les espèces criminelles plus évoluées et complexes sont en train de se substituer aux autres, plus simples. Le problème, c’est que les droits nationaux des pays européens ont été pensés au XXe siècle, quand les protagonistes de la criminalité étaient des individus ou des petites bandes qui œuvraient dans des parties réduites des territoires nationaux. Il existe donc un écart profond entre l’économie criminelle et le droit, une sorte de trou noir qui chaque jour engloutit des pans de plus en plus vastes de démocratie et d’économie.

Idées
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