Sexe, genre et confusion

Deux approches radicalement différentes du féminisme, par Sylviane Agacinski et Roland Pfefferkorn.

Olivier Doubre  • 7 juin 2012 abonné·es

Chassez le naturel, il revient au galop ! C’est un peu ce que semble nous dire Sylviane Agacinski dans son dernier livre, Femmes entre sexe et genre. En fait, l’auteure a décidé de régler ses comptes avec Judith Butler et quelques autres philosophes de la queer theory, dont Teresa de Laurentis, Gayle Rubin, Beatriz Preciado et, du côté français, quelques autres « épigones » de la première, au premier rang desquelles Catherine Malabou. C’est que Sylviane Agacinski aime les catégories bien posées, telles que « les hommes » et « les femmes », que l’on ne saurait mettre en doute ou contester. Or, Monique Wittig, désignée à la vindicte populaire en quatrième de couverture, a eu, la première, l’outrecuidance d’avoir « installé le doute » – les philosophes ne devraient-elles pas aimer le doute ? – avec sa célèbre phrase : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes. » Madame Agacinski est une femme, personne n’en doute, et surtout pas elle… Si son livre se veut une charge contre la « prolifération des genres », c’est que ceux-ci, recouvrant les « gays, lesbiennes, transsexuels… », signifieraient qu’il « n’y a plus de sexes »  ! Que Judith Butler ait déconstruit fort brillamment dans Trouble dans le genre et Ces corps qui comptent  [^2] la catégorie « femmes », chère aux féministes essentialistes, lui est insoutenable.

Mais, qu’on se rassure, Sylviane Agacinski est là pour remettre de l’ordre, après toutes ces queer theorists américaines venues embrouiller ce que chacun sait bien, au fond de soi : « Certes, l’humanité est infiniment diverse, elle est traversée par de multiples différences qui se chevauchent les unes les autres, […] mais la différence sexuelle traverse toutes les autres, et c’est en quoi elle est universelle. » Qu’on se le tienne pour dit. Tout est parfait dans le meilleur des mondes du féminisme bon teint de Sylviane Agacinski. Un féminisme que Judith Butler cherche d’ailleurs à pervertir (elle y a réussi assez bien d’ailleurs !) en « laissant la sexualité génératrice de côté » (la seule qui compterait pour la philosophe française) : « En critiquant la catégorie “femmes”, la queer theory lance donc contre le féminisme un véritable cheval de Troie. […] Son objet est en fait différent, puisqu’il s’agit de mettre en question le fondement des discriminations qui frappent les pratiques sexuelles minoritaires. »

Sylviane Agacinski ne voit dans les travaux de Butler qu’une attaque contre « les femmes » (entendez hétérosexuelles), dont elle se sent visiblement la représentante. Ce qu’elle ne peut supporter, c’est justement qu’on en vienne à réfléchir sur cette « hétérosexualité obligatoire » que plus de vingt ans de queer theory ont largement montrée. Il serait temps de l’accepter. Sylviane Agacinski s’y refuse une nouvelle fois, non sans déclarations grandiloquentes : « Le culturalisme queer s’interdit de comprendre l’histoire des institutions humaines », c’est-à-dire « l’histoire des conditions biologiques des sociétés humaines ». Rien que cela. Il semble qu’on puisse refermer assez vite son livre en tout cas.

On ne saurait que conseiller de se tourner vers un autre ouvrage, moins dogmatique, celui de Roland Pfefferkorn. Son apport principal est d’abord de présenter un panorama historique fouillé du mouvement des femmes dans leurs luttes pour l’égalité. Surtout, il relie brillamment les luttes féministes à « la production d’un corpus de concepts extrêmement riche » dont elles ont été à l’origine. Se situant dans le sillage d’un féminisme matérialiste, Roland Pfefferkorn retrace l’effort intellectuel pour « sortir du naturalisme » de la différence des sexes, puis pour introduire le concept de genre (et « sa polysémie », en particulier en français). Loin de s’engager dans une discussion « sexe » contre « genre », il s’attache à dépasser cette querelle désormais ancienne. Sans nier les « limites » du concept de genre, parfois trop propice, selon Nicole-Claude Mathieu, à « conserver [au sexe] le statut de réel incontournable », mais en reconnaissant combien il fut « utile pour remettre en question les certitudes liées à la division considérée comme “naturelle” de l’humanité » (ce que Sylviane Agacinski n’a toujours pas admis).

Roland Pfefferkorn cherche à se situer au-delà, en se refusant à ne pas prendre en compte la question sociale. S’intéressant d’abord aux rapports sociaux, pris sous l’angle de la « division sexuelle du travail », il met en avant, dans la lignée des travaux de Danielle Kergoat, le concept de « rapports sociaux de sexe », c’est-à-dire l’articulation « explicite et étroite des rapports de sexe et des rapports de classe ». Et il va plus loin en couplant son analyse avec les « rapports de racisation », qui sont « également et consubstantiellement liés aux rapports de classe et de sexe, en opposant pour l’essentiel les Blancs aux non-Blancs ». Son livre est donc précieux à plusieurs titres, en donnant à penser le mouvement féministe, mais aussi son usage pour une sociologie matérialiste des rapports sociaux, de sexe et de racisation, en particulier dans le travail, rémunéré ou non.

[^2]: La Découverte, 2005 (trad. Cynthia Kraus), et Amsterdam, 2009 (trad. Charlotte Nordmann).

Idées
Temps de lecture : 5 minutes

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