« Tout passe », de Gabriel Josipovici : Esthétique du dénuement

Tout passe , roman subtil du Britannique Gabriel Josipovici, fait appel à l’imagination du lecteur.

Christophe Kantcheff  • 14 juin 2012 abonné·es

Il faudrait pouvoir lire Tout passe comme on regarde dans un kaléidoscope. Le roman du Britannique Gabriel Josipovici, avec ses courtes séquences qui prennent sens les unes par rapport aux autres, a cette forme éparpillée et hypnotique. Avec une scène centrale, récurrente comme un refrain glaçant : dans une pièce vide et derrière une fenêtre au carreau fêlé, un homme. « Grisaille. Silence. Il se tient là. Et une voix dit : Tout passe. Le bien et le mal. La joie et la peine. Tout passe.  » Sinistre consolation.

« Tout passe », en effet, une fois la mort parvenue à ses fins. Mais le personnage principal, Felix, n’en est pas encore là. Même si la grande faucheuse n’est pas passée loin. Depuis, il s’est réfugié dans la solitude et le désœuvrement. Son existence est réduite à peu de chose, visites de sa fille ou de son fils, toujours pressés mais bienveillants, souvenirs qui surgissent de manière désordonnée et résonnent comme des regrets. La forme de Tout passe est en cohérence avec ce qui reste de la vie de Félix (ironie de ce prénom !) : une esthétique du dénuement. Des bribes de dialogues, des bouts de remémoration. Le récit n’a pas la linéarité tranquille des destins qui se déroulent tels qu’ils ont été programmés. Il avance, éclaté, entre trous et zones d’ombre, ellipses et sauts chronologiques, alternant quelques douces visions et des scènes cuisantes, où Felix n’a pas forcément le beau rôle.

C’est un dîner où Felix, écrivain intransigeant, en panne d’écriture depuis longtemps, rudoie un jeune auteur parce qu’il le trouve complaisant. C’est le moment où, au détour d’une phrase, il demande à sa future épouse si elle veut bien se marier avec lui, alors qu’il lui fait un exposé sur la modernité de Rabelais. C’est l’instant, qu’il ne comprend pas, où sa femme lui annonce qu’elle le quitte pour le jeune auteur « complaisant ». Mais ce sont aussi des scènes de jeu avec son fils, ou l’évocation d’une très délicate relation amoureuse avec une femme, à l’automne de leur vie.

Cela se passe chez elle, ou dans le jardin de sa maison. Instants de bonheur, à jouer aux dames ou au badminton, à converser, et à humer le parfum entêtant de « son odeur ». On comprend que cette femme, depuis disparue, a été aimée avec passion par Felix.

Extrait d’un dialogue avec sa fille venue le voir dans son appartement vide : « – Bon, Papa, tu dois te ressaisir./– Pourquoi, dit-il./– Parce que. Pour elle./– Que vient-elle faire là-dedans ? Elle est morte./– Tu sais que c’est ce qu’elle aurait voulu, dit-elle./– Comment sais-tu que c’est ce qu’elle aurait voulu ?/– Oh, Papa, dit-elle. »

Gabriel Josipovici, romancier, dramaturge et critique britannique, mérite d’être bien davantage connu en France [^2].

Écrivain subtil qui sait faire résonner les mots et les situations, il parvient avec une économie de moyens et sans aucun commentaire d’ordre psychologique à rendre ce sentiment cruel, qui traverse Félix, d’être passé à côté de sa vie. Mais le texte ne resserre pas les impressions du lecteur sur cet unique sentiment. Celui-ci est aussi entraîné vers d’autres sensations. Quand Felix raconte qu’il a cru que l’élan d’écriture était enfin revenu en lui, alors qu’il fut en proie à une sorte de résurgence hallucinée de son énergie créatrice, qui s’est avérée finalement déceptive et dangereuse. Tout passe est ainsi un roman multiple, vibrant, qui appelle la participation du lecteur, son imagination et sa sensibilité. Un roman en forme d’invitation pour produire un beau moment de littérature. Lecteur indolent s’abstenir.

[^2]: C’est l’ambition de Quidam éditeur, qui a publié l’an dernier un roman, Moo Pak, et qui a pour projet de faire paraître les autres romans de Gabriel Josipovici et certains de ses essais.

Littérature
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