Avignon : De la mise en scène à la mise en abyme

Les grands noms européens d’Avignon livrent des pièces réflexives sur leur pratique. Non sans prétention parfois.

Gilles Costaz  • 19 juillet 2012 abonné·es

Avignon est devenu, au fil des ans, le festival des grands metteurs en scène. L’auteur et l’acteur restent au second plan, sauf quand on les convoque, un peu exceptionnellement, à passer à l’avant-scène. Dans cette course aux grands noms européens, on a fait appel cette année au Suisse Christoph Marthaler, qui a présenté My Fair Lady, un laboratoire de langues. Il ne l’a donné que trois soirs, d’où une certaine colère du public qui n’a pu obtenir de places. Rassurons les spectateurs frustrés : ils n’ont rien manqué.

Cet estimable personnage qu’est Marthaler n’a pas toujours la main légère. Il imagine là que se retrouvent, dans un lieu retiré, une série de personnes désireuses d’améliorer leur chant et travaillant avec des linguistes exigeant la perfection – la perfection la plus conventionnelle et la plus ridicule qui soit ! Voilà qui devrait être fort drôle, mais Marthaler ne voudrait pas qu’on le prenne pour un quelconque Marx Brother. Si jamais on pensait qu’il fait du burlesque comme on en a toujours fait, quel déshonneur ! Dans le programme, son « dramaturge » (Marthaler ne répond pas lui-même aux questions), Malte Ubenauf, affirme : Marthaler « sabote toutes les lois de mise en scène, révélant ainsi les imperfections des mécaniques théâtrales habituelles ». Résultat : la prétention étrangle le comique. Et pourquoi Marthaler ne fait-il pas de spectacles sur les banques suisses au lieu de se moquer des pauvres gens ?

Stéphane Braunschweig fait, lui, de l’autocritique en riant de sa position de démiurge face aux Six Personnages en quête d’auteur de Pirandello, qu’il monte au cloître des Carmes en attendant de reprendre le spectacle à la Colline. Il a réécrit pas mal de scènes et a transposé l’action, comme si elle se déroulait ces jours-ci, à Avignon ou au théâtre de la Colline. Il a bien fait. Aussi géniale que soit l’idée de la pièce – ces créatures imaginaires abandonnées par leur auteur et à la recherche d’une vie théâtrale qui ne les laisserait pas inachevées –, on peut penser que la suite de l’histoire est pesante (un homme allant chercher le plaisir auprès d’une prostituée qui se révèle être sa fille) et la démonstration fort explicative.

Braunschweig montre des comédiens s’interrogeant sur le sens du terme « personnage » (débat très en vogue aujourd’hui) quand arrivent les orphelins d’auteur et leurs complaintes. Leurs discussions avec la troupe ressemblent alors à des répétitions, comme elles se passent dans les théâtres modernes, avec un metteur en scène omniprésent. Braunschweig se moque de lui-même et de son pouvoir de maître du jeu, à travers l’interprétation un peu bande dessinée de Claude Duparfait, et une très amusante conclusion. Le rôle de la vidéo est important, ** avec des images d’une belle composition plastique, parfois en référence à notre société très érotisée. Les acteurs, Maud Le Grévellec, Christophe Brault, Philippe Girard, Elsa Bouchain, ont le bon poids de chair pour cette langue si théorique. Braunschweig rend sa verdeur à une pièce révolutionnaire devenue académique.

Au moment où la manifestation officielle s’achemine vers sa fin, difficile de tirer un bilan. On remarquera son orientation vers de nouveaux langages, avec une pièce sur la violence en Colombie, Los Santos Innocentes, un spectacle libanais sans acteurs, 33 tours et quelques secondes (rien que la projection de débats sur Facebook !) ou une pièce tournée vers la science-fiction, Plage ultime, de Séverine Chavrier. Mis à part ce dernier spectacle, les tentatives n’ont pas été concluantes. En donnant pleins pouvoirs aux metteurs en scène, le festival est devenu, de pièce en pièce, une réflexion sur la mise en scène, et souvent sa mise en cause.

Dans le off, on note l’affirmation d’un auteur, Antoine Lemaire, à travers sa nouvelle pièce, Tenderness. Son texte s’inspire de la situation de l’Amant de Lady Chatterley, mais aucun mot n’est de D. H. Lawrence, tout est de Lemaire ! Il a raison de se prendre pour lui-même : il a un langage et des points de vue très singuliers. Les trois personnages principaux, Lady Chatterley, le mari et l’amant garde-chasse, traitent en propos parallèles, sans jamais se parler directement, de l’amour, du sexe, de la société, du sens de la vie… Ils sont assis, quasi immobiles, devant un écran qui reflète leur image, un paysage, des mots écrits en capitales. Chacun est dans une pensée, une logique, une sensibilité différente. Ainsi se développent la volupté pour les deux amants, et la résignation pour le mari délaissé. Joué par Florence Bisiaux, Damien Olivier et Lemaire lui-même, le spectacle est cru, décapant, d’une langue insolite qui regarde au-dessus de nos gouffres. (Présence Pasteur, 15 h 55.)

Avec Ma Marseillaise, Darina Al Joundi poursuit l’autobiographie publique qu’elle avait commencée avec succès dans Le jour où Nina Simone a cessé de chanter. Précédemment, elle évoquait son combat de femme dans un pays arabe, le Liban, où elle parvenait à avoir une vie amoureuse très libre, à défendre les autres femmes et à triompher d’une violente adversité. Les temps ont changé. Dans ce nouveau spectacle, elle poursuit ses luttes mais conte surtout, en chantonnant « la Marseillaise », ses efforts pour devenir citoyenne française. Le récit de ses démarches pour obtenir notre carte d’identité est le fil conducteur de son solo flamboyant. Obtiendra-t-elle la nationalité française ou pas ? Kafka tire les ficelles, à Paris comme à Beyrouth. Mise en scène par Alain Timar, qui a conçu un ingénieux décor sur l’idée de frontière, Darina Al Joundi a la rage charmeuse. Elle ne fait pas toujours dans le détail, mais elle est fascinante. (Théâtre des Halles, 11 h.)

Théâtre
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