« À perdre la raison » : Une mère à la dérive

Sur un sujet aussi grave que l’infanticide, Joachim Lafosse réussit une mise en scène épurée.

Christophe Kantcheff  • 26 juillet 2012 abonné·es

Ce n’est pas déflorer le film de dire qu’ À perdre la raison raconte l’histoire d’un infanticide. Joachim Lafosse efface tout suspense quant à l’issue de son récit ; là n’est pas l’enjeu. Dès les premières images, dans une chambre d’hôpital, Murielle (Émilie Dequenne), ravagée par la douleur, parle d’enterrement au Maroc, puis quatre petits cercueils blancs apparaissent sur un tarmac d’aéroport. Après ce prologue, l’histoire reprend là où tout a commencé : quand Murielle et Mounir (Tahar Rahim) viennent de se rencontrer et sont tout à leur amour naissant.

À perdre la raison donne à voir une descente aux enfers annoncée ; comment, à partir d’un jeune couple à l’humeur joyeuse, les choses peuvent dégénérer au point d’aboutir à une tragédie absolue : une mère tuant ses quatre enfants. On a toutes les raisons de se méfier des films programmatiques qui foncent droit sur leur résolution. Mais À perdre la raison n’a pas ce caractère contraint (le fait d’avoir d’emblée dévoilé son terme y contribue), et garde, de bout en bout, sa capacité à surprendre. Ce que le film montre à la perfection, c’est la complexité des causes. Le piège qui va se refermer sur Murielle et la faire sombrer ne relève pas d’un plan machiavélique, ni même d’une mauvaise intention. En fait, la jeune femme se retrouve face à une intrication d’enjeux affectifs et matériels où elle n’a pas sa place. La configuration familiale dans laquelle pénètre Murielle en épousant Mounir en est le cadre. Mounir, dont la mère vit toujours au Maroc, est le protégé d’un médecin, André Pinget (Niels Arestrup), qui l’héberge et l’emploie comme secrétaire de son cabinet, le soulageant de tout problème financier.

Des motivations psychologiques de Pinget – qui a aussi contracté un mariage blanc avec la sœur de Mounir afin qu’elle obtienne des papiers – rien n’est dit. On ne sait rien de sa vie par ailleurs. La générosité de cet homme s’accompagne d’une évidente situation de domination, qu’on peut qualifier de « post-coloniale ». Quand, avant même le mariage, Murielle répond favorablement à la proposition, faite par Pinget, de vivre sous le même toit que Mounir, c’est-à-dire chez le médecin, il est presque déjà trop tard. Murielle et Mounir acceptent les nombreux cadeaux que leur fait Pinget et s’enfoncent toujours plus dans une dépendance. Quand la jeune femme pressent – alors qu’elle a déjà donné naissance à deux enfants – qu’il est temps de prendre le large, de vivre de façon autonome, Mounir est dans l’incapacité de résister à la réaction véhémente de son mentor. Si André Pinget se révèle être un pôle de négativité, Niels Arestrup l’interprète avec une extraordinaire ambivalence (ou ambiguïté), accordant à son personnage une forme d’altruisme et une forte affection pour Mounir. Tahar Rahim, loin de son personnage du Prophète, où il faisait déjà tandem avec Niels Arestrup, compose avec nuances un amoureux trop faible pour ne pas laisser s’imposer un système patriarcal dont, en tant que « fils », il demeure le protégé. Émilie Duquenne est très impressionnante dans la peau de cette femme écrasée, niée, vouée à s’occuper seule de ses quatre enfants, épuisée, et finalement perdant pied.

Outre ce formidable trio d’acteurs, Joachim Lafosse reste toujours dans une épure de mise en scène, malgré un tel sujet. À preuve, la séquence la plus déchirante du film : Murielle est seule au volant de sa voiture et chantonne « Femmes, je vous aime », de Julien Clerc, que diffuse la radio. Mais peu à peu les paroles de la chanson, qui la renvoient à sa situation, la font craquer. Elle s’effondre. Tout est dit.

Cinéma
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