France Télécom : dans l’attente d’un procès inédit

Après l’ex-PDG Didier Lombard et l’ex-numéro 2 Louis-Pierre Wenes, France Télécom a été mis en examen le 6 juillet dans le cadre de l’affaire des suicides. Patrick Ackermann, de la fédération SUD-PTT, en explique les conséquences.

Laurène Perrussel-Morin  • 9 juillet 2012
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France Télécom : dans l’attente d’un procès inédit
© Photo : AFP / Frederick Florin

L’affaire des suicides n’a pas fini de faire couler de l’encre. On estime que le plan NExT visant à supprimer 22 000 postes à France Télécom entre 2006 et 2008 est à l’origine de trente-cinq suicides et de quarante tentatives de suicide. Les mises en examen d’anciens dirigeants et de l’opérateur en tant que personne morale sont sans précédent. Les syndicats et familles de victimes espèrent désormais un procès. 

Entretien avec Patrick Ackermann, de la fédération SUD des activités postales et de Télécoms, et membre fondateur de l’Observatoire du Stress. 

Dans quelle mesure cette mise en examen est-elle historique ?
Patrick Ackermann  : C’est la première fois en France qu’un patron, a fortiori un patron du CAC 40, est mis en examen pour harcèlement moral collectif. Pour l’instant, la loi sur le harcèlement moral est limitée à un harcèlement individualisé. Mais on assiste à une évolution de la jurisprudence, qui évoque un harcèlement moral institutionnel dirigé contre les salariés ou contre un service précis comme ce fut le cas à France Télécom. 

Il pourrait donc y avoir des conséquences juridiques qui ne concernent pas seulement France Télécom ?
Oui, le dossier est lourd. Le juge a procédé à une mise en examen assez forte, accompagnée d’une caution importante (100 000 euros, NDLR). Il ne va donc pas facilement abandonner les charges. On pense que cela va aboutir à un procès. La gauche, qui s’était engagée à faire évoluer la question avant les élections, est arrivée au pouvoir désormais. Les promesses électorales sont une chose, mais avec ce jugement, on peut espérer une évolution juridique du droit du travail. 

Dans la tribune qu’il a publiée dans Le Monde , Didier Lombard affirme : « La mise en œuvre de ces plans s’imposait dans le contexte dans lequel a évolué France Télécom depuis l’éclatement de la bulle Internet, et je conteste qu’elle soit à l’origine de ces drames. ». Quelle est votre réaction ?
C’est très choquant. Quand Didier Lombard est arrivé aux commandes avec Thierry Breton, France Télécom avait contracté 70 milliards de dettes en faisant des opérations de rachat à l’international au moment de la bulle Internet. La situation était donc catastrophique pour l’entreprise et l’on peut penser qu’il y avait une tension importante. Mais cela ne justifie pas les erreurs de management faites par le PDG de France Télécom, Michel Bon.

Didier Lombard, à tout moment, a été dans le déni. Il reconnaît qu’il a mis en place un système managérial très offensif, mais il n’en assume pas les conséquences. Certains salariés sont partis, car ils étaient en maladie ou en dépression, mais il y a tout de même des gens qui sont restés en dépression. D’autres se sont suicidés, ce que Didier Lombard n’a jamais voulu accepter, en témoigne sa phrase sur la « mode des suicides ». La direction niait complètement la crise et considérait qu’il s’agissait d’une manipulation de l’opinion par les concurrents de France Télécom et par les syndicats. Donc le fait que Didier Lombard refasse une tribune en 2012 en disant qu’il n’est pas responsable et qu’il a fait ce qu’il fallait pour sauver l’entreprise sans accorder un mot aux familles, c’est déplacé et grossier. 

Pensez-vous qu’il puisse s’appuyer sur des arguments de ce type en cherchant à montrer qu’il était seulement l’exécutant d’un système ?
On ne peut pas dire qu’il était seulement l’exécutant : c’était le patron. Je pense que c’est ce genre d’argumentation qu’il utilisera. On ne fait pas une tribune dans Le Monde de manière fortuite. Il a sûrement été lu et relu par le service de communication de France Télécom. Visiblement, cela n’a pas convaincu le juge, puisqu’il a été mis en examen. C’est une très mauvaise stratégie juridique. Tout montre que Didier Lombard était quelqu’un qui savait ce qu’il faisait : son envergure, la crise que l’on a connue avec tous les aléas que cela a impliqués pour France Télécom, la pression médiatique sur laquelle cela a abouti, le fait qu’il a fallu que ce soit le ministre du Travail, Xavier Darcos, qui intervienne pour obliger France Télécom a ouvrir des négociations… Didier Lombard a vu qu’il y avait des morts, mais il s’est dit « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Et l’on ne peut pas accepter aujourd’hui qu’un patron mette en œuvre une politique aboutissant sur des dizaines de suicides pour la bonne santé de l’entreprise et pour les dividendes des actionnaires. 

Des salariés de France Télécom manifestent le 22 mars 2012 à Strasbourg. - Photo : AFP / CITIZENSIDE / Arnaud Hembert

On constate aujourd’hui qu’il y a également des suicides dans d’autres structures, comme la Poste. Les problèmes de management sont-ils plus larges ?
Nous sommes persuadés que c’est un problème plus général. Il y a une évolution des systèmes de management dans les entreprises au niveau mondial, souvent d’inspiration outre-Atlantique. Le fait d’individualiser le management des salariés concourt à la pression exercée sur eux. Il y a des situations particulières dans les entreprises publiques en France. On ne peut pas licencier facilement les salariés fonctionnaires. France Télécom était à l’époque une entreprise de 100 000 salariés, dont 65 000 fonctionnaires. Pour faire partir 22 000 personnes, il fallait les faire démissionner. À l’époque de ce plan NExT, l’ensemble managérial de France Télécom a été mobilisé dans l’unique objectif de faire partir les gens. À la Poste, on voit que les mêmes recettes sont mises en place au détail près. Les réseaux ressources humaines sont ainsi remis en cause comme à France Télécom, et remplacés par des plateformes téléphoniques. Il y a une déshumanisation complète des relations dans l’entreprise. Ces méthodes sont certainement généralisées. Je pense que l’on va vers une crise à la Poste, qui ne se cache pas de vouloir supprimer massivement des emplois, fermer des bureaux, augmenter la productivité donc la charge de travail des facteurs. 

Le mal-être des salariés s’est-il atténué après le plan NExT ?
Le plan NExT s’est arrêté, car il a produit ses effets. Il n’y a pas eu de nouveau plan, mais au contraire, quand Stéphane Richard est arrivé (en 2010, NDLR), il s’est engagé à faire 10 000 recrutements sur 3 ans. Fin 2012, je pense que cet objectif sera rempli, même s’il ne s’agit pas forcément de recrutements à temps plein. Il s’agit surtout de temps partiels ou d’apprentis. Il n’y a jamais eu autant de recrutements. Si l’entreprise se garde de faire des prévisions, il est clair qu’il y aura un effondrement des recrutements à la fin 2012. Du fait de la pyramide des âges, 5000 ou 6000 personnes vont partir à la retraite chaque année. On n’est plus dans la même mécanique, car il s’agit ici de départs naturels. Mais la crise du secteur des télécoms fait augmenter de nouveau la pression exercée sur les salariés. On estime que 10 à 15% du personnel est aujourd’hui encore en grande difficulté. Il s’agit essentiellement des fonctionnaires en fin de carrière, et leur métier disparaît ou est remis en cause. Il y a encore des suicides qui touchent des techniciens proches de la retraite et qui craquent à ce moment-là. 

Vous êtes membre fondateur de l’Observatoire du stress. Comment lutter aujourd’hui contre la souffrance au travail ?
L’évolution juridique est une piste. Les employeurs doivent avoir une responsabilité pénale vis-à-vis des organisations du travail. Cela nous paraît important que la puissance publique prenne position sur le sujet. Il faudrait qu’il y ait une organisation syndicale et sociétale sur ces questions : d’autres organisations du travail plus collectives sont possibles. Je suis personnellement dubitatif sur le fait que le patronat français puisse évoluer sur la question. Il faut passer par la contrainte pour empêcher une justification de ces méthodes managériales par la concurrence.

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