Reportage au cœur des terres sans loi d’Amazonie

De nombreuses terres publiques du bassin amazonien sont convoitées par des grands latifundistes, qui tentent de chasser les petits cultivateurs avec la complicité des autorités. Mais les familles qui vivent sur de petites parcelles depuis parfois plusieurs décennies commencent à organiser une résistance.

Patrick Piro  • 5 juillet 2012 abonné·es

José fouille et ramasse une fourchette tordue au milieu des gravats calcinés. « Ici, c’était le placard des ustensiles de cuisine », explique son épouse, Raimunda. Le 27 avril dernier, un certain Clemildo est venu, en leur absence, mettre le feu à leur baraque de planches dans la forêt. Maïs, manioc, haricots, poivrons, concombres… Les cultures des petits agriculteurs, occupant à peine un hectare déboisé, ont été détruites. Des témoins ont vu la scène : Clemildo agit à visage découvert, souvent avec son compère Morte. Ils sont policiers militaires, et notoirement à la solde de Roberto et d’Héloísa [^2], un couple de gros propriétaires qui entend chasser par tous les moyens les importuns installés sur la terre « Praia do inferno », dont ils se prétendent propriétaires. Ainsi va la loi de la terre à Boca do Acre, municipalité des confins du sud-ouest de l’Amazonas, le plus vaste État amazonien du Brésil, voisin de l’État de l’Acre. En un mois, la justice du feu des deux latifundistes est passée sur les maigres biens de onze familles de posseiros, ces occupants sans titre de propriété de terres réputées vacantes. « Ils m’ont menacé avec leur calibre 38, m’ont traité de “nègre puant”, s’insurge Baiano. Ma terre, je l’ai achetée il y cinq ans à un autre posseiro qui l’avait régularisée ! »

Humiliations, menaces de mort, interdictions verbales de récolter et de circuler : sous le toit de palmes où se prépare collectivement la farine de manioc, ils sont une vingtaine à déballer des histoires similaires, fréquemment résignés devant la brutalité des potentats terriens locaux et l’impunité dont ils jouissent. José et Raimunda ont reconstruit à la va-vite un abri sommaire et dissimulent désormais leurs affaires dans la forêt alentour. Ils ont laissé sur place les restes noircis, pour témoignage, et n’ont pas l’intention de partir. D’autres ont capitulé et cherchent de petits boulots en ville pour survivre.

En Amazonie brésilienne, vaste comme huit fois la France, une grande majorité des terres ne disposent ni de statut établi, ni de titre de propriété. Le conflit foncier de Praia do inferno, où vivent plus d’une centaine de familles, est un classique : des posseiros, installés parfois depuis cinquante ans, voient un beau jour débarquer un monsieur agitant un papier « prouvant » que les terres sont à lui. Généralement un faux, établi avec la complicité de l’administration et de la justice, qui émet bientôt un ordre d’expulsion [^3]. « Un jour, Roberto m’a affirmé posséder 1 400 hectares ici. Mais on n’a jamais vu le moindre document !, s’élève Luiza. Il y a longtemps que la justice lui aurait fait droit si la terre était vraiment sienne… »

On peut en douter : Praia do inferno est en zone de várzea. Ces marécages de bord de rivière où subsiste une forêt primaire inondable sont propriété de l’État fédéral. En 2008, le président Lula y a officiellement légitimé la présence des posseiros pratiquant l’agriculture familiale et respectueuse de la nature. « Des pratiques louées au sommet Rio+20, mais ici, l’État est absent… », poursuit-elle.

Pourtant, en février dernier, le Secrétariat du patrimoine de l’Union (SPU) a débarqué à Boca do Acre. Cet organe fédéral a pour fonction de garantir que les terres du domaine public remplissent « leur fonction sociale et environnementale ». Autrement dit : ceux qui les exploitent, dans le respect des règles, sont légitimes, même s’ils ne possèdent pas de titre.

La rumeur s’est répandue : le SPU ** vient remettre de l’ordre dans le cadastre à Praia do inferno ! « Alors plusieurs familles ont fait irruption récemment pour s’installer et profiter de la régularisation. C’est compréhensible… », juge Darlene Braga, coordinatrice régionale de la Commission pastorale de la Terre (CPT). L’organisation, liée à des églises brésiliennes, est souvent l’unique recours du peuple rural pressuré dans ces contrées reculées. « Les gens ne demandent qu’un bout de terre pour vivre, c’est tellement peu… », s’émeut son collègue João Nunes. Mais le SPU n’a pas avancé aussi vite qu’espéré : nul ne connaît la délimitation exacte de Praia do inferno ni le nombre de personnes installées. La régularisation risque d’être retardée de plusieurs mois. « Une aubaine pour les latifundistes, qui tentent d’améliorer leur position avec leur violence habituelle… », poursuit-il.

Le 12 juin dernier, le syndicat rural ** de Boca do Acre a saisi le procureur pour les exactions des semaines précédentes. « Mais cela ne sert à rien d’activer les autorités locales… Ils attendent que vous vous lassiez. Agissez plutôt que de réagir ! », morigène avec diplomatie Darlene Braga. Car la corruption est latente à tous les niveaux. Cosme Capistano da Silva, agent local de la CPT, se rappelle avoir enquêté en 2004 sur des coupes illégales de bois. « C’était la municipalité… ».

La bourgade de 31 000 habitants, sur la rive droite du Purús, l’un des principaux affluents de l’Amazone, connaît chômage, violence et prostitution à 1 700 kilomètres de route de Manaus, la capitale de l’État d’Amazonas. C’est là-bas qu’il faut se déplacer pour espérer bouger les autorités et, bien souvent, il faut même pousser jusqu’à Brasília pour draguer quelque appui fédéral propre à entraver les pratiques amazoniennes sauvages. « Les gens ont peur, mais c’est l’heure de s’unir et d’avoir le courage de résister ! », harangue Cosme Capistano da Silva. À l’exemple des posseiros de la terre « Macapá », qui ont subi un conflit de grande intensité l’an dernier, à une heure de route de Boca do Acre. En juin 2011, Juarez Brasileiro, puissant exploitant forestier local, obtient un ordre d’expulsion à l’encontre de 105 familles dont certaines installées depuis quarante ans. « Les gens ont été chassés comme des lapins par la police, aux ordres, qui a tout cassé, brûlant plantations, maisons, biens », raconte Darlene Braga, qui s’est immédiatement rendue sur place, ainsi qu’une équipe de TV Acre.

Commence alors une opération survie pour près de 300 personnes dépourvues de tout. Un campement de fortune se monte à proximité de la route principale. La CPT organise des collectes de solidarité, ainsi qu’un pont routier pour acheminer de la nourriture et des médicaments auprès des réfugiés. L’État voisin de l’Acre, tenu par le Parti des travailleurs [^4], se sensibilise. La Chambre des députés finance le voyage d’une délégation jusqu’à Manaus, des médias font écho au scandale. En vain. En décembre dernier, avec le retour des pluies, la situation devient intenable. Soutenue par la CPT, la communauté prend alors la décision de se réinstaller sur son site d’origine.

L’audace a payé… Six mois plus tard, les posseiros ont reconstitué leurs plantations. Le latifundiste, qui n’a pas dit son dernier mot, a bloqué plusieurs issues de la terre Macapá, compliquant la vie des paysans. Mais le rapport de force a nettement changé. Sa nouvelle demande d’ordre d’expulsion est restée lettre morte : le juge fait soudain le sourd, l’affaire étant sous le regard d’une partie de la presse et des politiques.

Une démarche juridique de régularisation des posseiros est en cours, avec l’aide de la CPT, qui garde l’espoir d’une issue favorable, malgré les nombreuses chicanes. Le travail unique de cette association reçoit depuis de longues années l’appui financier d’ONG comme Misereor (Allemagne) ou le CCFD-Terre solidaire, principale organisation de solidarité internationale française. Un soutien venu de l’étranger qui apporte un peu de protection au personnel de la CPT soumis à un risque permanent. L’an dernier, Cosme Capistano da Silva a reçu des menaces de mort. « J’ai peur pour lui, confie Darlene Braga. Ici, la fatalité finit toujours par frapper… » Elle n’insiste pas sur sa propre situation : elle aussi est inscrite sur la liste noire de la pègre amazonienne.

[^2]: Au Brésil, les personnes sont couramment désignées par leur dénomination d’usage (prénom ou un surnom), y compris dans des actes légaux.

[^3]: Une embrouille spécifique nommée « grilagem ».

[^4]: PT, gauche modérée, actuellement au pouvoir au Brésil.

Écologie
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