Sylvie Gracia : Femme au jour le jour

Sylvie Gracia publie son journal 2010-2011 : un regard libre et cru sur l’existence.

Christophe Kantcheff  • 19 juillet 2012 abonné·es

L e Livre des visages, de Sylvie Gracia, est le journal que l’auteure a tenu de juin 2010 à juillet 2011, un journal, précise la page de garde, « facebookien ». Ne pas voir dans cette mention une volonté de faire absolument moderne, en introduisant dans la littérature les nouveaux modes de communication. Au reste, la littérature n’a pas attendu les réseaux sociaux, leurs forums et la prolifération des prises de parole pour inventer la multiplication des narrateurs ou l’entrelacement des voix, qui pourraient en être des transpositions formelles. Même si d’autres innovations stylistiques peuvent sans doute en être déduites. Là n’est pas la démarche de Sylvie Gracia, en tout cas pas directement.

Facebook a surtout été l’initiateur de ce journal, il l’a facilité. C’était l’occasion pour l’auteure d’allier une photo prise avec un téléphone portable et un texte écrit le plus souvent à contretemps (principe gardé dans le livre). Mais surtout de s’engager dans une autre approche de l’écriture, plus volontiers fragmentaire, plus désacralisée et plus directe. « De même que pour les photos, écrit Sylvie Gracia, je m’en tiens à des prises au jugé, fixations imparfaites d’un moment, le processus d’écriture sur Facebook se révèle être de la même impureté, mené dans une coulée unique et sans repentirs. » Adepte jusqu’ici de la fiction – le dernier livre qu’elle avait fait paraître, Une parenthèse espagnole (Verticales, 2009), était un roman –, Sylvie Gracia se découvre très à l’aise dans la peau de la diariste. Parce que le journal lui offre la possibilité d’atteindre une vérité jusqu’alors inédite pour elle.

Résultat de ce renouvellement de l’écriture, dans sa forme comme dans son genre : un livre d’une liberté impressionnante, dans lequel Sylvie Gracia s’est défait des faux-semblants et des convenances sociales, et de tout ce qui pourrait être une forme de protection. On trouve dans le Livre des visages le même courage à dire que celui qui est à l’œuvre dans les livres d’Annie Ernaux. Nul narcissisme, donc, nulle complaisance ni exhibitionnisme, mais un regard cru, dé-romantisé sur l’existence et sur sa propre vie, qui n’exclut pas pour autant la tendresse, quand Sylvie Gracia parle par exemple de ses filles, de son vieux père, d’un ancien amant ou même d’un passant.

Cette année-là, dans la vie de l’auteure, peu d’événements marquants. Divorcée, elle voit sa seconde fille quitter à son tour l’appartement, où elle se retrouve à vivre seule. Son métier d’éditrice est là, à l’arrière-plan, mais Sylvie Gracia a décidé de ne pas parler de la « vie littéraire » dans son journal, avec raison : cela l’aurait entraînée vers l’anecdote. Ce qui ne l’empêche pas d’évoquer ses lectures, toujours mêlées à son quotidien, comme celle d’ Avec Bastien, de Mathieu Riboulet (Verdier), qui vient s’entrecroiser avec une séance chez le kiné, parce que le corps y est en jeu ici et là. Ou des amis écrivains, comme André Benchetrit, mort quelques mois plus tôt.

L’année ainsi déroulée se termine tout de même sur une intervention chirurgicale, qu’a nécessitée la découverte de kystes rénaux, peu de temps après le cancer au rein que sa sœur a dû subir. Mais l’essentiel, on l’aura compris, n’est pas dans la relation d’événements. Une vie est surtout faite de sensations, de sentiments, de moments intenses mais furtifs, de souvenirs qui resurgissent auxquels on ne s’attend plus, de ces « presque rien » insaisissables et fragiles, pris dans la rue ou au plus profond de soi, que le journal cherche précisément à saisir et à sauvegarder.

Certains trouveront le Livre des visages « impudique » (comme on l’a dit des livres d’Annie Ernaux). Ils n’auraient pas tort s’il n’y avait là un jugement moralisateur. L’impudeur de Sylvie Gracia est réelle. Ne rien taire sur ce qu’elle a de plus intime – sur sa sexualité ou son corps et ses modifications à l’entrée de la cinquantaine ou meurtri par l’opération – relève du contrat implicite passé autant avec elle-même qu’avec le lecteur : celui de l’honnêteté.

L’impudeur n’est pas l’obscénité. L’honnêteté est une question morale, donc une question d’écriture. Quand Sylvie Gracia s’ouvre, ce n’est pas à un dévoilement que l’on assiste, mais à la mise au jour du monde qui est en elle, qui passe par elle, qui vit en elle : « Il n’y a rien d’autre que cela dans ce journal : mots tombés d’un corps vivant, patiné par le temps, nourri de ces empreintes que laissent les autres en soi. »

Littérature
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