Tunisie : Ennahda sauve sa cohésion

Pour son premier congrès depuis qu’il est au pouvoir, le parti islamiste conduit par Rached Ghannouchi a réussi à faire cohabiter plusieurs générations de militants et ses nombreuses sensibilités.

Thierry Bresillon  • 19 juillet 2012 abonné·es

Tous les regards étaient tournés, ces jours-ci en Tunisie, vers le premier congrès d’Ennahda de l’ère post-dictature. À l’issue d’un marathon de quatre jours, les 1 103 congressistes ont reconduit lundi soir Rached Ghannouchi à la tête du parti, avec une majorité confortable de 73 % des voix, et approuvé un projet alignant des bonnes intentions convenues : justice sociale et développement durable, notamment.

Mais derrière cet apparent statu quo, le mouvement islamiste, contraint à la clandestinité par la répression dont il a été l’objet dès les années 1980 sous Bourguiba, puis sous Ben Ali, a entamé, dans la douleur, l’accouchement de sa nouvelle identité. La plupart des huit congrès précédents n’avaient réuni que quelques centaines de personnes, en exil à l’étranger, alors qu’en Tunisie les sympathisants étaient emprisonnés ou brisés socialement par le harcèlement policier. Au pouvoir depuis sa victoire, le 23 octobre, à l’élection de l’Assemblée constituante, avec une majorité de 37 % des voix, le parti s’installe dans le paysage comme la formation politique dominante. Dominante, mais traversée de failles et de contradictions que les congressistes ont abordées à l’abri d’un huis clos dont presque rien n’a filtré.

Le premier enjeu était de préserver l’unité d’un mouvement où cohabitent des militants aux profils très hétéroclites : cadres venus de l’exil, inspirés par l’expérience turque et les références politiques anglo-saxonnes, comme Rached Ghannouchi, qui ont connu la prison et la torture, porteurs d’une vision mûre du mouvement ; jeunes plus ou moins éduqués, grandis dans le ressentiment de l’exclusion sociale ; religieux traditionalistes orientés vers la moralisation de la société ; et quadragénaires motivés par l’acquisition d’une culture de gouvernement… Tous forment un parti aux multiples visages. « Ennahd a, c’est un parlement où plusieurs légitimités coexistent, reconnaît Nejmeddine Hamrouni, porte-parole du bureau du Congrès. Il faut que nous ayons un temps pour pour dégager une synthèse. Maiscette opération est menée sous pression. »

Au gouvernement, depuis novembre, le parti doit répondre à l’impatience économique et sociale, alors que le chômage est passé depuis janvier 2011 de 500 000 personnes à plus de 800 000. Or l’équipe gouvernementale, quasiment inexpérimentée, a éprouvé le plus grand mal à prendre le contrôle d’une administration souvent hostile La priorité a donc été donnée à la consolidation de la position d’Ennahda. Rached Ghannouchi, fondateur du mouvement qu’il a présidé quasiment sans discontinuer depuis 1972, est apparu comme le meilleur garant de sa cohésion. Il s’est vu confier un mandat de deux ans et la capacité de constituer une direction à sa main, pour le conduire aux prochaines échéances électorales, probablement courant 2013. La question de la transformation du mouvement, qui conserve une dimension religieuse, en parti exclusivement dirigé vers l’exercice du pouvoir a été confiée à une commission. Autant dire renvoyée aux calendes grecques. L’horizon d’Ennahda s’étend au-delà de 2013. Rached Ghannouchi a d’ailleurs précisé que « le projet d’Ennahda n’ [était] pas simplement un projet de gouvernement, mais un projet civilisationnel ». Tewfiq Ben Abdallah, militant et ancien détenu, le formule clairement : «  Nous sommes en faveur d’une expression pacifique, modérée et ouverte de l’islam, mais notre objectif, c’est d’intérioriser toutes les évolutions du monde moderne dans nos références arabo-islamiques. »

La dimension religieuse du projet demeure en effet le ressort principal de l’adhésion à Ennahda. Lorsqu’Abdelatif Mekki, président du congrès, a déclaré qu’il fallait « une réaction intransigeante à l’encontre de ceux qui portent atteinte au Prophète ou à Dieu », il a déclenché la réaction du public la plus enthousiaste. Plus peut-être qu’avec la proposition de « criminaliser les relations avec Israël ». C’est d’ailleurs Khaled Mechaal, responsable du bureau politique du Hamas palestinien, venu en guest star, qui a tracé la perspective géopolitique de la transformation qu’Ennahda entend conduire en Tunisie : «  Jusque-là, nous étions absents de la scène internationale à cause de régimes corrompus. Cette révolution nous donne la possibilité d’un projet arabe et musulman pour que les Arabes soient traités sur un pied d’égalité. »

C’est, selon Ennahda, le sens d’une révolution qu’il considère comme le dénouement de la persécution dont il a été victime. Une prétention hautement conflictuelle avec les courants progressistes de la société, qui, pour l’instant, peinent à échapper au double écueil de la division et de l’alliance avec le nouveau parti Nidaa Tounes (l’Appel de Tunisie), où se retrouvent de nombreux cadres de l’ex-RCD, l’ancien parti de Ben Ali. Lourds handicaps face à la vision qu’Ennahda a su maintenir lors de ce congrès.

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