La littérature, ce truc de droite

François Cusset  • 20 septembre 2012 abonné·es

Littérature : n. f., forme d’écriture et de consommation culturelle apparue au tournant du XIXe siècle, puis disparue assez rapidement au début du XXIe, et caractérisée par une hyperinflation de la première personne, par une surenchère (surtout vers la fin) dans le désastre sexuel et/ou historique, et par un soubassement idéologique droitier plus ou moins explicite, voué à la nostalgie impériale et à la défense de la civilisation contre les barbares et autres métèques. Son industrie était fortement saisonnière et faisait grand usage de polémiques plus ou moins éphémères, rarement moins racoleuses que celles de feu la télévision (où elles ont pu d’ailleurs être relayées), destinées principalement à départager le tout-venant des livres dits de littérature et les rares élus. Sa marge bénéficiaire a toujours été faible, et sa pertinence époquale plutôt médiocre. Les nostalgiques de ses rites passés se reconnaissent à leur vision aristocratique, dégoûtés qu’ils sont encore aujourd’hui par l’idée ancienne qu’elle (la littérature) pût être faite par tous, et non par un.

L’inévitable affaire Richard Millet, sans doute grâce au patronyme céréalier de l’auteur, apporte du grain à moudre à cette notice encyclopédique de science-fiction. On pourrait même épicer cette définition réactionnaire d’un zeste de mauvaise foi, et convenir qu’après tout on n’est pas là dans l’exception, mais bien dans la règle : en effet, qu’elle ausculte la famille bourgeoise ou qu’elle moque l’absence du peuple, qu’elle se mire dans ses formalismes ou qu’elle habite la langue comme sa seule patrie, et qu’elle fasse, en 1941, le voyage à Berlin ou, en 2012, un voyage nauséeux dans le métro parisien, la littérature n’a jamais été très progressiste, jamais très tentée par le soulèvement collectif ni par l’égalité des êtres. Mallarmé a certes réinventé la langue, mais sa syntaxe est peu démocratique. Beckett a bien touché à l’essentiel, mais ses explosifs sont difficilement réutilisables. La sensibilité postcoloniale inspire désormais des textes majeurs, mais qui ont raison de se méfier de cette ét(r)iquette de « littérature » distribuée par les maîtres d’hier comme on arbitre les élégances. Et pour un Jules Vallès insurgé, pour un Jack London emmitouflé dans les fumées d’usine, pour un marquis de Sade embastillé, combien de petits et grands Millet d’hier et d’aujourd’hui, de Millet légers quand ils racontent leurs nuits décadentes (les dandys festifs sont eux aussi plus souvent de droite), et de Millet graves quand ils pleurent la pureté perdue de la nation ou de la « grande culture » – pour ne pas parler des magiciens du blockbuster US, ces auteurs à succès que conchierait notre défenseur lettré du tueur norvégien, ces littérateurs à jaquettes pailletées qui nous dépeignent un avenir paranoïaque et sécuritaire, larvesque et infernal, comme le Grand Califat, global et hyperviolent, de Dan Simmons dans son récent roman Flashback, plus efficace que tous les sermons islamophobes ou les délires du Tea Party quand il s’agit de nous faire prendre chaque poussée de fièvre islamique (comme celle de la semaine dernière) pour le début de l’apocalypse ?

En fin de compte, la littérature est plus souvent un truc de droite qu’une arme à gauche, à droite de toute façon quand elle se rêve en vache à lait pour barons de l’édition, quand elle déploie son auguste patrimoine, quand elle sert juste de loisir déréalisant, et qu’elle se pense comme un folklore spécifiquement occidental ou juste comme le courage d’une perception inavouable – la littérature a ses gallicismes, ses anglicismes, et désormais ses millettismes : « Et là, soudain, je me sens bien seul dans ce wagon plein d’étrangers… »

Il faut un peu de mauvaise foi pour aller jusque-là, certes, mais vous avouerez que les bruits environnants nous y inviteraient presque, de Floride jusqu’à Saint-Germain-des-Près, de une de quotidien criant au génie jusqu’aux plateaux de talk-shows surfant sur la rentrée : littérature marchandisée ou littérature reterritorialisée, mais littérature toujours de droite. Rimbaud avait sans doute raison, même si de son côté il a jeté l’éponge pour pouvoir aller marchander du fusil sur les plateaux d’Arabie : mieux vaut l’arrêter tôt, la littérature, l’arrêter avant d’avoir quelque chose à y perdre, avant qu’elle ne se prenne au sérieux, émergeant des ruines comme seul recours, le recours à l’origine. Mieux vaut l’arrêter, en un mot, avant qu’elle vire à droite. Pour la plupart de ses aînés, il est déjà trop tard. C’est vrai : comme le suggérait naguère un farceur de la rive gauche, si une méchante gangrène ne nous l’avait pas emporté précocement, Rimbaud aurait sans doute fini académicien catholique, une sorte de Millet avant l’heure dressant une barricade de mots contre les invasions barbares. Un bon écrivain, autrement dit, est un écrivain mort. Mort jeune, de préférence.

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