17 octobre 1961 : la fin du déni

Gilles Manceron  • 25 octobre 2012 abonné·es

Cinquante et un ans après le drame du 17 octobre 1961, qui fut le plus grand massacre d’ouvriers depuis la Semaine sanglante de 1871, le président de la République a fait une brève déclaration qui a marqué la fin d’un mensonge officiel de plus d’un demi-siècle. Le 17 octobre 2012, une demi-heure avant le rassemblement prévu par une vingtaine d’associations à Paris sur le pont Saint-Michel, est tombé ce communiqué du Président : « Le 17   octobre   1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un   ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes. » Accusé, à droite, de céder à la repentance, il s’est limité en réalité à la reconnaissance d’un fait. En a-t-il dit trop peu ? En l’occurrence, il a, en termes pesés, dit l’essentiel. Mais ces mots doivent ouvrir vers une meilleure connaissance de cette folle répression. Une répression dont les victimes ont été, par exemple, plus nombreuses que celles de la place Tiananmen à Pékin en 1989. Une répression d’État qui fut la plus meurtrière qu’ait jamais subie, dans toute l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale, une manifestation de rue désarmée.

Et pourquoi a-t-elle été suivie d’un tel déni ? Pendant plus de vingt ans, le silence a été total, ni reportage, ni article, ni livre, ni film autorisé, ni aucun travail universitaire. Il a fallu attendre 1985 pour que paraisse le roman de Daeninckx, Meurtres pour mémoire, qui rapproche ce silence de celui qui recouvrait le rôle de Papon dans la déportation des juifs de Bordeaux en 1942. C’est l’année où sort aussi un livre de Michel Levine, les Ratonnades d’octobre, qui n’a suscité aucun écho tellement l’événement paraissait invraisemblable. Puis, en 1990, fut créée par des enfants d’immigrés algériens l’association Au nom de la mémoire, qui a produit un livre et un film sur le sujet. L’année suivante est paru l’ouvrage de Jean-Luc Einaudi, la Bataille de Paris. La vérité a commencé à percer les mensonges officiels. On le sait maintenant, des dizaines de milliers d’Algériens, sans armes, sont sortis dans les rues de Paris pour protester contre un couvre-feu raciste et anticonstitutionnel, ils ont été réprimés avec une violence extrême par des policiers aux ordres du préfet de police Maurice Papon. Il y eut probablement de l’ordre de deux cents morts. Ce soir-là, vers 18 heures, quand est arrivée de la banlieue au pont de Neuilly une foule d’hommes, de femmes et d’adolescents désarmés, la police a ouvert le feu. Papon avait fait distribuer des bâtons en bois, de 105 cm de long et 5 cm de diamètre, les « bidules » (utilisés aussi le 8 février 1962 au métro Charonne) dont l’usage fut tel que le commissaire principal Mézière, commandant à cet endroit, a écrit dans son rapport que, sur les cinquante bidules distribués, trente ont été brisés. On sortira, les jours suivants, de nombreux corps de la Seine.

Les raisons d’une telle répression, puis de son occultation, doivent être mises au jour. Le Premier ministre Michel Debré, qui désapprouvait les choix du général de Gaulle dans les négociations d’Évian commencées en mai 1961, avait insisté pour conserver l’attribution du maintien de l’ordre en France. De Gaulle avait refusé sa démission le 18 août. Devenu la cible des attaques de l’OAS, il voulait garder Debré, qui, malgré ses liens avec les jusqu’au-boutistes de l’Algérie française, reconnaissait son autorité. Il lui a accordé le départ du ministre de la Justice, Edmond Michelet. Dès son remplacement, le 23 août, a pu être déclenchée par le préfet Papon et le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, dont le Premier ministre avait obtenu la nomination en mai, une guerre totale contre le FLN et l’immigration algérienne de la région parisienne qui le soutenait très majoritairement. Le 5 octobre, quand Debré apprend que les négociations d’Évian vont reprendre, puisque de Gaulle a reconnu l’appartenance du Sahara à l’Algérie, il convoque un conseil interministériel qui décide d’un couvre-feu pour les seuls Algériens. Papon donne aux policiers une sorte de permis de tuer, suscite leur peur par la diffusion de fausses nouvelles sur le circuit radio de la préfecture durant la nuit du 17 octobre, et orchestre la répression. Et les mensonges sur le bilan de cette journée sont restés vérité d’État jusqu’à aujourd’hui.

Pour que ces faits puissent être mieux connus, un plus large accès aux archives doit être rendu possible, en particulier celles du Premier ministre, du ministre de l’Intérieur et du secrétariat général de la présidence de la République. Le Fonds Michel-Debré, déposé par la famille à la Fondation nationale des sciences politiques et dont la consultation est soumise à l’autorisation des déposants, doit être librement ouvert aux chercheurs. Il concerne l’histoire de la République. Le contenu du conseil interministériel du 5 octobre doit être porté à la connaissance du public. Ce n’est pas le vote d’une loi par le Parlement qui est nécessaire sur ce sujet, mais la facilitation de la recherche historique par un meilleur accès aux archives. La déclaration présidentielle est une victoire importante de toutes les associations qui se sont mobilisées depuis une trentaine d’années pour réclamer cette reconnaissance. Elle doit aussi être le signal de la poursuite du travail des historiens pour que soient précisées les circonstances de ce drame.

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