À propos d’une incohérence politique

Denis Sieffert  • 4 octobre 2012 abonné·es

ArcelorMittal, Sanofi, Petroplus, Fralib : Arnaud Montebourg ne sait plus guère où donner de la tête. C’est un étrange paradoxe qui fait de cet homme de gauche authentique la proie consentante de toute la colère sociale, et le colporteur des mauvaises nouvelles, condamné à aller cueillir les huées aux portes des usines. Certes, notre saint Sébastien transpercé de flèches bouge encore, mais on peine à comprendre le sens de son agitation. L’homme, évidemment, n’est pas en question, mais le voilà symbolisant toute l’impuissance gouvernementale. Et le travail est d’autant plus ingrat que ses maigres résultats – il paraît qu’il en a obtenu quelques-uns auprès de la direction de Sanofi – n’effaceront jamais la déception qu’il engendre à chacun de ses déplacements. Il ne s’agit évidemment pas ici de se lamenter sur le sort de notre ministre du Redressement productif. Celui des victimes des « plans sociaux », comme l’on dit pudiquement, est autrement dramatique. Mais la situation du ministre est révélatrice de toute une époque. Il faut voir comment Lakshmi Mittal a traité le gouvernement. C’est tout juste s’il a consenti, lundi, à lui accorder soixante jours – et pas un de plus – pour trouver un repreneur. Une gageure si on ajoute qu’il a pris soin de rendre l’opération impossible en exigeant de conserver l’activité du site de Florange, qui l’intéresse encore.

Ce n’est donc pas pour un site sidérurgique qu’Arnaud Montebourg doit trouver un repreneur, c’est pour deux hauts fourneaux coupés du reste de la chaîne de production. De surcroît, le même nabab de la finance indienne n’a pas répondu à la demande du gouvernement qui souhaitait qu’il investisse pour assurer l’avenir de la filière froide. Celle qu’il entend aujourd’hui conserver et qui est donc à tout moment à la merci d’un abandon. Tout le rapport de force entre la finance et l’État est dans cet épisode. Pour autant, on se gardera d’affirmer que l’État est la victime innocente d’un libéralisme sauvage venu d’ailleurs. Les gouvernements successifs ont plus que leur part de responsabilité dans la situation actuelle. L’histoire de la prise de pouvoir des grands industriels devenus financiers va évidemment de pair avec l’inversion du rapport entre capital et travail. Lorsque les actionnaires ont commencé à se partager les bénéfices au détriment des salariés, M. Mittal a pris le pouvoir politique.

On sait que ce renversement date de la fin des années 1970. Et c’est là qu’il nous faut faire le lien avec la question européenne. Car l’Europe aurait pu être à cette époque un pôle de résistance. Elle fut au contraire le vecteur de toutes les libéralisations. Comme le démontre Michel Freyssinet dans un ouvrage de référence sur le sujet, l’Europe n’a rien fait pour éviter ne serait-ce que la guerre en son sein entre sidérurgistes [^2]. La concurrence « libre et non faussée » ne date pas d’hier. Ce sont donc bien les politiques qui ont organisé leur propre impuissance. Sans parler d’une totale absence de vision sur l’avenir. Une vision qui aurait peut-être permis à temps d’introduire la dimension écologique dans un monde productiviste condamné. Cela dit, Arnaud Montebourg accomplit un travail courageux. Et nous serons les derniers à tenir pour négligeable son combat pour sauver des têtes chez Sanofi. Mais on peut tout de même s’interroger sur la cohérence de cette action au sein d’un gouvernement partisan d’un traité européen qui aura deux effets principaux : faire de l’austérité la loi, et déposséder encore un peu plus les États de leurs moyens d’action. Bien entendu, le fameux TSCG n’est pas responsable des plans de licenciements qui s’abattent aujourd’hui en rafale sur la société française. Mais, à l’évidence, il prépare ceux de demain. L’histoire finit toujours par se venger. Le gouvernement de Jean-Marc Ayrault n’a que très peu prise sur les événements. Il dispose encore d’un certain nombre de leviers, tout de même. Le groupe socialiste devrait déposer ces jours-ci une proposition de loi visant à contraindre les industriels à vendre les entreprises rentables dont ils veulent se débarrasser. Vendre plutôt que mettre brutalement la clé sous la porte.

On aimerait aussi que le gouvernement se hâte d’interdire les licenciements boursiers. Car si la fermeture des hauts fourneaux de Florange résulte d’une longue agonie de la sidérurgie lorraine, les licenciements chez Sanofi interviennent, eux, dans une entreprise qui a réalisé quelque 8,8 milliards de bénéfices net en 2011. Quant à Fralib, une phrase d’Arnaud Montebourg au JDD résume l’état des forces en présence : « Pour les Fralib, dit-il, nous avons obtenu qu’après six cents jours de mobilisation, ils n’essuient pas une défaite humiliante. » Le gouvernement est décidément aussi modeste qu’incohérent. Pendant que le matelot Montebourg écope laborieusement au fond de la soute, le commandant de bord Ayrault fonce droit sur un iceberg.

[^2]: La Sidérurgie française. 1945-1979. L’histoire d’une faillite. Les solutions qui s’affrontent, Paris, Savelli, 1979, 241 p., édition numérique : freyssenet.com, 2006, 3,9 Mo.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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