Comment le libéralisme a miné l’engagement

La dérégulation économique et la montée de la précarité ont favorisé l’abandon par les jeunes chercheurs de la lutte sociale.

Olivier Doubre  • 29 novembre 2012 abonné·es

Le 8 octobre dernier, dans la salle Jean-Pierre-Vernant de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), une conférence de presse présentait la publication d’un coffret de trois volumes intitulé Faire des sciences sociales  [^2]. L’un de ses codirecteurs expliqua ainsi le projet : « Nous avons voulu ouvrir la porte du laboratoire ! » La phrase résume bien la démarche des auteurs, initiée trois ans auparavant : donner à voir comment les chercheurs de l’EHESS travaillent dans leur laboratoire. Et ainsi répondre aux critiques sarkozyennes entendues sous le précédent mandat présidentiel : « Que font donc les chercheurs ? » Toutefois, cette image des chercheurs enfermés dans leur laboratoire correspond bien à leur repli depuis plusieurs décennies, à la différence de la génération précédente, toujours prompte à exposer ses engagements en pleine lumière, prenant position au cœur du débat public. L’avant-propos commun aux trois volumes n’a d’ailleurs de cesse de montrer le travail d’une « nouvelle génération, formée dans le sillage de prédécesseurs que l’on a choisi de ne pas solliciter » pour mieux se démarquer de la « séquence triomphante des années 1960 et 1970 ». Et d’ajouter : « À l’écart des proclamations épistémologiques aux allures de manifestes, les auteurs ont préféré faire la preuve de la vitalité actuelle de leurs pratiques scientifiques par l’exemple. » Toute la conférence de presse tourna d’ailleurs autour de ce thème : « L’attention prêtée au cas particulier », « la méfiance à l’égard des grands récits englobants », « la volonté de se débarrasser de l’impérialisme de la théorie » … Enfin, la question d’un journaliste sur les liens éventuels entre ces travaux et la critique à l’œuvre dans les mouvements sociaux, comme ceux des « Indignés » espagnols, fut accueillie par un silence pesant. Avant qu’un des directeurs du projet ne finisse par s’exclamer, un peu embarrassé : « Si ! Nous avons une chercheuse qui travaille sur ces mouvements sociaux en Espagne… »

Cette anecdote paraît significative du positionnement, aussi bien politique que scientifique, de nombreux chercheurs en sciences sociales. S’engager ou mettre ses recherches au service d’un engagement politique ne semble pas souhaitable pour de nombreux chercheurs, voire apparaît contre-productif, notamment en termes de carrière. Mais c’est d’abord l’abandon des grandes utopies, notamment le déclin du marxisme, longtemps hégémonique, et plus généralement le reflux des cadres d’analyse globale de la société qui expliquent cette forte dépolitisation du champ intellectuel, en particulier du monde de la recherche.

Outre le déclin des idéologies, force est de constater par ailleurs que le néolibéralisme et les dérégulations dans le champ de la recherche ont des effets directs sur l’engagement des intellectuels. Tout d’abord, la prudence est de mise lorsqu’on est un jeune chercheur. Aujourd’hui soumis à la généralisation des techniques d’évaluation, les intellectuels doivent d’abord produire sans cesse, en se concurrençant bien souvent entre eux dans une course effrénée à la publication. Outre le manque de temps pour des activités plus engagées, plus généralistes ou plus théoriques, les chercheurs se tournent davantage vers des études de cas, plus circonstanciées, susceptibles d’être publiées plus rapidement. À cette contrainte de l’évaluation s’ajoute encore la précarité d’un grand nombre de jeunes intellectuels, qui, s’ils ont peut-être le désir de s’engager, doivent néanmoins, là encore, se montrer prudents. La question de ces « jeunes intellos précaires » a été maintes fois abordée dans Politis. Il reste qu’elle a aussi une incidence directe sur la production d’une critique sociale. En somme, on est aujourd’hui bien loin, pour beaucoup de chercheurs, de la situation de l’intellectuel protégé socialement et intellectuellement, notamment par son statut de fonctionnaire, jouissant d’une réelle indépendance comme par le passé, ce qui lui permettait des prises de position et des engagements politiques réguliers sur de multiples questions. Enfin, outre les effets concrets de l’introduction de modes d’organisation calqués de plus en plus sur l’entreprise, le fait que l’idéologie néolibérale apparaisse quasi hégémonique culturellement rend encore moins évidente sa contestation.

Par ailleurs, comme l’a souligné Philippe Corcuff, le champ intellectuel se trouve à son tour sollicité par les politiques ou les entreprises. Admis en tant qu’« experts », les chercheurs participent alors à cette forme de technocratisation de la vie politique, rendant encore plus lâche la frontière entre recherche et entreprises, lobbies, fondations, sociétés de conseil ou d’enquêtes d’opinion. On sait, par exemple, les fonctions qu’occupent certains économistes célèbres, aussi bien libéraux que keynésiens d’ailleurs, à la fois dans les directions de centres de recherche ou d’université, et comme conseils de grandes multinationales, banques ou sociétés financières. Mais il faut aussi relever les places que les grands think tanks réservent aux chercheurs, surtout en sciences sociales. La tentation est grande alors pour ceux-ci de penser pouvoir influencer les futures politiques publiques et de jouer le rôle de conseillers du prince. Ils se placent alors volontairement dans un cadre segmenté, monographique même, sans avoir finalement de réelles marges de manœuvre dans la définition des enjeux. De conseillers du prince, ils risquent fort de devenir des cautions du prince. Finalement, ces dérives libérales sous forme d’allers-retours entre le monde de la recherche jadis engagé à gauche – qui savait imposer son cadre d’analyse mais a pour une part succombé à la segmentation technocratique – et une gauche politique toujours moins avide de ressources théoriques expliquent bien ce que Philippe Corcuff qualifie de « décomposition intellectuelle » du camp progressiste. Une décomposition qui a depuis longtemps été observée aux États-Unis, bien décrite par le journaliste Chris Hedges, dans un livre récemment traduit en français qui retrace l’abandon des classes populaires par les intellectuels de gauche outre-Atlantique [^3]. Ainsi écrit-il : « Les progressistes ont fait trop de concessions à l’élite du pouvoir. Ils ont succombé à l’opportunisme puis à la peur en entraînant avec eux leurs institutions. Ils ont renoncé à leur fonction morale. Ils n’ont pas dénoncé les abus des milieux d’affaires quand ils en avaient l’occasion, et ont banni de leurs rangs ceux qui osaient le faire. » La gauche française et ses élites intellectuelles semblent malheureusement, pour une grande partie d’entre elles, avoir déjà pris cette triste voie.

[^2]: Faire des sciences sociales (1. Critiquer, 2. Comparer, 3. Généraliser), Éd. de l’EHESS, (15 euros chacun, 45 euros le coffret).

[^3]: La mort de l’élite progressiste , Chris Hedges, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Calvé, Éd. Lux, 304 p., 20 euros.

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Droite : Le temps des aventuriers
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