Inclassable Ivan Illich

Un colloque rend hommage au philosophe disparu il y a dix ans, dont la pensée suscite un regain d’intérêt en France.

Patrick Piro  • 29 novembre 2012 abonné·es

Début novembre, une femme espagnole criblée de dettes se défenestre à l’arrivée des huissiers venus l’expulser de son appartement, à la demande d’une banque. « Le genre de geste qui aurait désespéré Ivan Illich », commente Martin Fortier. Le jeune philosophe est coorganisateur d’un colloque sur l’influence de ce singulier penseur, en commémoration des dix ans de sa disparition (voir encadré). « Il y aurait vu la marque de l’endoctrinement d’individus qui se perçoivent sans issue s’ils n’ont plus accès à la consommation. Le “gâteau” dont vous revendiquez une part, vous ne vous apercevez pas qu’il est empoisonné, rétorquait Illich. » À ce titre, Illich est l’un des auteurs préférés du courant de la décroissance. « Même si celui-ci ne s’y est jamais explicitement référé, Illich lui a fourni un grand nombre de ses instruments, notamment une féroce critique du “développement”, son analyse des impasses de la société industrielle ou la préconisation de l’a-consommation », reconnaît l’économiste Serge Latouche, l’un des chefs de file de la décroissance. Illich fascine par sa personnalité et le foisonnement de sa pensée. Né en 1923 en Autriche, qu’il devra fuir avec sa famille, pourchassée pour ses origines juives, il mène de brillantes études qui le conduiront à l’étude des cristaux, de l’histoire, de la philosophie, de la théologie. Il deviendra même prêtre, puis évêque ! Illich mettait au sommet la gratuité et le don, valeurs chrétiennes. Cependant, ce sont ses « pamphlets », rédigés avant les années 1980, qui assureront un rayonnement considérable à sa pensée. Ivan Illich y analyse les mécanismes d’aliénation des individus par les outils de la société industrielle, devenus contre-productifs. Sa charge contre l’automobile reste l’un de ses écrits les plus popularisés. En additionnant la durée passée au volant au temps de travail nécessaire pour assumer le coût d’un véhicule (achat, carburant, entretien, etc.), le philosophe en déduit sa vitesse intrinsèque : 6 km/h – l’allure d’un piéton.

Autres domaines de prédilection d’Illich dans son décorticage des contre-productivités : la santé et l’éducation. Ainsi, le risque de maladie est supérieur si l’on est soigné à l’hôpital plutôt que chez soi (en raison des infections nosocomiales), l’enseignement scolaire est déconnecté des vrais besoins des élèves, etc. Illich décrit les institutions sanitaires et éducatives comme des cléricatures plus soucieuses de se perpétuer que d’honorer leur mission, à l’image d’une Église chrétienne qui en prend tout autant pour son grade. Le Vatican forcera l’évêque iconoclaste à renoncer à ses fonctions dès 1969. Les analyses minutieuses de la contre-productivité ont été résumées en slogans provocateurs : la voiture immobilise, l’alimentation industrielle nous empoisonne, l’école fabrique des ignares, la médecine rend malade, etc. Pédagogique, mais hâtif. Car le philosophe ne rejette pas la technologie pour elle-même, il s’intéresse avant tout aux seuils qui, une fois franchis, rendent les systèmes contre-productifs. « Ainsi, sa critique des véhicules ne porte pas tant sur leur vitesse que sur l’irrationalité d’un mode de transport qui développe des outils contrecarrant sa visée première – se déplacer rapidement », précise Martin Fortier.

Le 2 décembre 2002, Ivan Illich s’éteignait des suites d’un cancer qu’il avait choisi de ne pas faire opérer, en cohérence avec sa conviction qu’une intervention, risquée, aurait pu le faire mourir avant. Dix ans après, plusieurs manifestations célèbrent l’influence de sa pensée. Du 29 novembre au 1er décembre, se tient le colloque « Vivre et penser avec Ivan Illich » ^2 à l’École normale supérieure (Paris Ve). À la même date sont organisées des rencontres importantes [^3] à Brême (Allemagne), à Anvers (Belgique) et à Lucca (Italie), avant un sommet commémoratif, du 13 au 15 décembre, à Cuernavaca (Mexique), où Illich a animé le centre Cidoc, foyer de sa pensée, jusqu’en 1976. [^2]: www.ens.fr/spip.php?article1511 [^3]: liens à www.pudel.uni-bremen.de
Et cette approche n’a rien perdu de son actualité, relève le philosophe Jean-Pierre Dupuy, qui a régulièrement fréquenté Illich dans sa période « pamphlets » : « Après Tchernobyl et Fukushima, existe-t-il institution plus “contre-productive” que l’Agence internationale de l’énergie atomique, qui affirme travailler à la paix et à la prospérité mondiale au moyen de la diffusion de l’énergie nucléaire ? » Au cœur de la bataille d’Illich : la destruction de l’autonomie, valeur cardinale, par une société industrielle qui entend substituer ses outils hétéronomes aux compétences des individus, rendus de plus en plus dépendants : ainsi, la santé est devenue affaire de thérapeutes plus que de modes de vie sains, l’éducation est définie par des programmes au détriment d’apprentissages concrets issus de la confrontation avec son environnement, etc. « Face à des mouvements aussi puissants que la financiarisation du monde, la quête d’autonomie est devenue encore plus délicate aujourd’hui », relève Thierry Paquot [^2], architecte et philosophe, coorganisateur du colloque sur la pensée d’Illich. Très tôt, le polémiste érige en système de défense la « convivialité », mode de vie où « l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité [^3] ». Il valorise fortement les savoirs vernaculaires, encore très vivaces au sein des populations tribales, où l’éducation découle d’une transmission de compétences puisées dans l’environnement immédiat et directement utiles aux individus. Contrairement à son ami André Gorz, dont la critique du capitalisme est au cœur de l’analyse de la crise, Illich s’est toujours tenu à distance de la politique, bien qu’entretenant des liens de sympathie avec des mouvements radicaux et des courants d’expérimentation sociale engagés. Sa pensée a cependant séduit la gauche autogestionnaire et plus encore les écologistes, en accord avec ses charges contre l’aliénation technocratique et consumériste. Pour autant, relève Martin Fortier, Illich n’a jamais professé la défense de la nature. «  Ce combat, comme d’autres, relevait pour lui d’un choix de valeurs, et donc en position égale au choix contraire, dans le débat de société. Le sauvetage de l’humanité, en tant que pétition de principe, l’indiffère. »

Illich est définitivement inclassable, convient Jean-Pierre Dupuy. Une partie de son public se montre même déconcerté quand le polémiste abandonne, dans les années 1980, son entreprise de démontage du contre-productivisme pour se consacrer à des analyses historiques plus techniques et méticuleuses (sur les sensations, le corps, le langage numérique…), assumant une quasi-disparition médiatique [^4]. « Il s’autocritique, jugeant ses analyses précédentes inopérantes face à des systèmes devenus insaisissables à force de complexité, et professe le don et l’amitié comme remède », indique Martin Fortier. « C’est une vision très pessimiste, admet Thierry Paquot. Illich considère que tout nous échappe désormais. Il ne resterait, comme espace d’autonomie, qu’à être en accord avec soi-même. » La pensée illichienne retrouve cependant une certaine vigueur en France depuis quelques années, avec un regain de publications et l’intérêt de jeunes universitaires. L’aggravation de la crise y contribue, remettant au goût du jour ses analyses performantes. Le philosophe Patrick Viveret relève pour sa part un appétit nouveau pour la convivialité, « avec la revendication par les altermondialistes d’une culture du “bien-vivre” inspirée par les Amérindiens ». Invitée à intervenir au Mexique dans l’un des grands colloques marquant les dix ans de la disparition d’Illich, la socio-économiste Silvia Pérez-Vitoria, de l’association la Ligne d’horizon, défend elle aussi une vision plus optimiste de la suite de l’Histoire. Spécialiste des nouveaux mouvements paysans, elle voit dans leur bataille pour la souveraineté alimentaire, l’autonomie, la gestion non-marchande des ressources naturelles ou le rejet de la propriété foncière une stratégie authentiquement illichienne en action.

[^2]: Il vient de publier une Introduction à Ivan Illich , La Découverte.

[^3]: La Convivialité , première édition en 1973, Seuil.

[^4]: La pensée d’Illich est néanmoins restée très vivace en Allemagne (où il a enseigné), aux États-Unis et en Amérique latine.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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