Le pouvoir magique des chansons

Thierry Illouz  • 1 novembre 2012 abonné·es

Je crois aux chansons. Je sais ce qu’elles contiennent et je sais l’effet qu’elles produisent. Parce que je les écoute, et que j’en ai besoin. Aussi loin que je m’en souvienne, elles m’ont ouvert des portes, elles m’ont délivré les émotions les plus diverses et les plus fortes. Je sais bien les préjugés qui les accompagnent et la condescendance qu’elles déclenchent souvent. Mais les chansons ont raison, serait-ce un crime si j’osais dire ici qu’elles ont raison sur le roman, qu’elles ont raison sur la philosophie ? Que leur pouvoir est infini et magique ? Je ne cherche pas à faire une analyse savante, une réhabilitation d’un genre qui n’a pas besoin de moi pour se défendre puisqu’il est inscrit en chacun de nous fût-ce à son corps défendant.

Les chansons nous habitent. C’est peut-être à deux grandes spécificités qu’elles doivent cela, leur brièveté et leur combinaison avec la musique. Qu’est-ce qu’une chanson au juste ? Des mots portés par une musique comme une sorte de mariage impossible à bien y réfléchir. La musique, et c’est sa force, et ce qui, selon moi, en fait un art absolu, est dégagée du sens, la musique peut toucher, atteindre, remuer sans avoir jamais à en passer par le sens, sans jamais devoir sacrifier à l’explicite, et j’ignore quel alchimiste incroyable a bien pu un jour avoir l’idée de réunir ces deux éléments hétéroclites que sont le mot et la mélodie, dont l’art lyrique a finalement sublimé l’alliance. Mais je ne parle pas ici justement de ces envolées lyriques, je parle d’un art modeste, de la chanson des rues, de la chanson des transistors, de la chanson dans la voix de ma mère. Je parle des chansons de variété, celles qui par des mots simples souvent mais pourtant puissants, par des mots enveloppés de mélodies apparemment faciles, mais apparemment seulement, vous attrapent et parfois vous clouent littéralement, vous obsèdent comme seule une idée peut le faire, et vous ravagent comme seul un sentiment peut le provoquer.

Mon goût définitif pour la littérature et les milliers d’heures de lecture de ma vie m’ont évidemment offert tout ce que l’on peut attendre du sensible et de l’intelligence, mais les chansons m’ont appris des vérités essentielles, des vérités indiscutables. Celles du rythme, du battement, de la respiration scandée du corps qui appelle à la danse, au mouvement, à l’oubli qui se cache dans le battement et dans le mouvement, comme des archaïsmes puissants et libérateurs. Rythme des mots et rythme des sons. Par elles, j’ai su aussi que des vagues d’émotions étaient enfouies secrètement qui attendaient des déclencheurs presque mécaniques, ou presque métaphysiques, juste des voix qui chantent. Il y a bien sûr encore la question de l’amour. On dit que toutes les chansons parlent d’amour, mais je ne sais plus si au fond l’amour ne parle pas des chansons, puisqu’elles ont finalement forgé et dessiné le contour de ce bouleversement.

Chacun en a fait l’expérience, chacun a trouvé, comme on peut l’éprouver à la lecture d’un des auteurs majeurs de la littérature et aussi étrange que cela semble, une chanson qui traduisait parfaitement comme s’il l’avait écrite lui-même ce qu’il était en train de vivre, les cheminements des passions, des ruptures, des deuils. Les chansons ont depuis toujours et pour l’éternité fouillé cette énigme et cette torture que tous les cœurs traversent. C’est l’universalité de ce malheur et de cette joie premiers que les chansons célèbrent et que sans doute nous reconnaissons en elles. Et puis je dirais enfin qu’elles ont un pouvoir secret et fascinant, le même que le pavé de Proust, le même que sa madeleine, elles contractent le temps et l’espace, elles enferment un instant de nos vies qu’elles embaument, qu’elles conditionnent et qui comme un parfum, une saveur, une sensation peut à tout instant revenir nous frapper et nous submerger. Qui l’ignore, qui ne l’a jamais ressenti au détour d’un air qu’on entend soudain, ce retour au galop du passé, de ce qui est révolu, de ce médaillon qui malgré le passage des jours, des tempêtes, des sentiments déçus est toujours demeuré intact dans notre poing fermé ?

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