Les vies parallèles d’Adolfo Kaminsky

Une rétrospective de l’oeuvre de ce photographe humaniste qui fut de tous les combats du XXe siècle.

Jean-Claude Renard  • 29 novembre 2012 abonné·es

L’histoire est belle. Tirée en noir et blanc. Une gamine à la poupée (1945), « une femme seule qui attend » (1946), adossée à un mur, hésitant entre la pénombre de la nuit et la lumière d’un réverbère (un presque clin d’œil à Brassaï croquant une péripatéticienne au turbin) ; des amoureux sur un banc public (1948), dans un Paris mouillé et dans l’indifférence de l’humidité des feuilles mortes alentour ; des vitrines de Pigalle (1951) ; une vue sur les toits d’une Lutèce disparue (1952) ; une flopée de Parisiens (1955), les uns attendant le bus, les autres à la pétanque, aux puces, au remoulage ; des ports de pêche bretons (1957), dans l’accalmie d’une après-criée. Plus tard, au mitan des années 1970, sous un autre ciel, ce sont les ruelles bosselées de Ghardaïa, en Algérie, le village d’Adrar, surplombant l’immensité des sables, la casbah d’Alger et son animation brinquebalée au gré des pentes abruptes, le marché de Timimoun et son bazar haut en couleur que trahit même le noir et blanc.

L’histoire est belle parce qu’à côté de ces images, tirant vers la photographie humaniste, portée de Robert Doisneau à Sabine Weiss, il en est d’autres. Qui tendraient à voir les choses derrière les choses. Ces images d’ouvriers, de passants éphémères, d’amoureux en transe de baisers, de gosses éternels ou d’un rémouleur à la petite semaine, ce regard sur le monde toujours en clair-obscur (comme une mise en abîme d’un autre volet, plus dissimulé) ne sont qu’une facette d’Adolfo Kaminsky. Né à Buenos Aires en 1925, de parents juifs russes, débarqué en France en 1932. Installée à Vire, sa famille est arrêtée en octobre 1943 et internée au camp de Drancy, libérée en janvier 1944, grâce au consulat argentin. L’adolescent a tout juste 17 ans et déjà des convictions qui le mènent à un laboratoire clandestin de la Résistance reproduisant des tampons pour fabriquer des cartes d’identité. Il découvre la photographie, et s’impose en cador du faux papelard. À ce moment, le calcul est simple : « Lutter contre le sommeil. » Car, « en une heure, je fabrique trente faux papiers. Si je dors une heure, trente personnes mourront ». Les activités et le talent de faussaire de Kaminsky ne s’arrêteront pas à la Libération.

D’autres causes suivront. Le soutien au FLN, les luttes en Amérique du Sud, les guerres de la décolonisation, l’opposition aux dictateurs, en Espagne, comme au Portugal ou en Grèce. Tout en menant, et non moins discrètement, cette œuvre de photographe humaniste, le long d’un demi-siècle. Une œuvre jamais dévoilée jusqu’à aujourd’hui, et qui fait tout l’intérêt de cette exposition à Fontenay-sous-Bois, riche d’une centaine d’images (souffrant cependant, ici et là, d’un souci pédagogique). Où les portraits de quelques compagnons disent le parcours d’un personnage atypique, sinon les fréquentations (et inversement) : Piotr Rawicz, écrivain, journaliste, rescapé des camps, Bolivar Gaudin, peintre uruguayen, proche du Che, Antonio Assis, peintre argentin, Germaine Tillon… Tandis qu’aux images s’ajoutent certains documents : des photos de famille en Argentine, un autoportrait au Rolleiflex (1945), un portrait d’enfants juifs sauvés par le réseau Kaminsky, la reproduction de divers faux papiers, d’autres papiers nazis, fabriqués pour des agents militaires français ou encore les faux papiers de Francis Jeanson, fondateur du premier réseau français de soutien aux Algériens… D’un volet à l’autre de ses « travaux », Kaminsky n’a jamais tiré gloire. Et, commentant ses images dites « artistiques », saisies jusqu’à la fin des années 1990, il s’est défini comme « un peintre refoulé ». Il existe des vocations ratées qui ont donné pires trajectoires.

Culture
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