Obama ne fait plus rêver la gauche américaine

Le candidat idéal de 2008 est devenu celui du désamour en 2012. La mouvance de gauche s’apprête à réélire le démocrate, mais sans conviction. De notre correspondant, Alexis Buisson.

Alexis Buisson  • 1 novembre 2012 abonné·es

L’édition 2010 de la Campaign for American Future devait être comme les autres. Il n’en a rien été. Organisé chaque année par plusieurs groupes progressistes, l’événement vise à unifier les forces de gauche pour «  renverser  » trente années de mainmise conservatrice sur la vie politique américaine. Syndicalistes, progressistes, écologistes, intellectuels y parlent d’actualité, participent à des ateliers sur l’économie verte ou la justice sociale et honorent, lors d’un gala, une figure marquante de leur mouvance. Mais, cette année-là, les discussions ont rapidement viré à l’ Obama-bashing. Les participants ont évoqué leur frustration par rapport au démocrate, son inaction sur certains dossiers et ses promesses non tenues. Difficile de croire qu’ils l’avaient applaudi en 2006 et 2007 quand il s’était rendu à cette même conférence, armé d’un discours résolument anti-Bush. «   Nous ne sommes pas inactifs, nous ne sommes pas déprimés. Nous sommes prêts à sortir notre bulletin de vote pour soutenir les gens qui nous soutiennent, a déclaré Ilyse Hogue, directrice de campagne du lobby progressiste MoveOn.org, l’un des organisateurs du rassemblement. Mais les démocrates ne peuvent plus être assurés de notre vote. »

L’épisode marquait la manifestation la plus évidente du divorce entre la gauche du Parti démocrate et l’establishment. Ce ne fut pas le dernier. En septembre, lors de la convention du Parti démocrate à Charlotte (Caroline du Nord), certains syndicats sont allés jusqu’à suspendre leur soutien financier à la campagne d’Obama. L’origine du mécontentement : le choix de tenir la convention en Caroline du Nord, un État connu pour ses lois antisyndicales. « C’était une claque », témoigne un syndicaliste dans les colonnes du Washington Post, à propos du choix du lieu. Retour en 2008. Toute la gauche voyait en Barack Obama le candidat idéal. Le jeune sénateur de l’Illinois avait voté contre la guerre en Irak. Son passé de community organizer, sorte de travailleur social, dans le sud défavorisé de Chicago le rendait sensible aux questions de justice sociale. Dans ses discours anti-Bush, il parlait de réguler le capitalisme et de faire payer les grandes banques pour leurs torts. L’attente était d’autant plus forte que la gauche est fragile aux États-Unis.

Contrairement à son homologue européenne, solidement ancrée dans le paysage politique, la gauche américaine fait surface sporadiquement dans le débat politique. Elle connaît une première heure de gloire lors des grandes transformations économiques de la fin du XIXe siècle, sous l’impulsion du journaliste Henry George. Candidat à la mairie de New York, il s’indigne contre la spéculation immobilière, mobilise les ouvriers du rail, les exhortant à former des syndicats. L’engouement est tel qu’un Parti du peuple voit le jour dans les années 1890 dans les campagnes américaines et remporte 22 sièges au Congrès. Il disparaît après que le Parti démocrate a repris certains points de son programme, notamment la création d’un impôt sur le revenu progressif. La gauche se fait à nouveau entendre dans les années 1930. En réaction à la Grande Dépression, les syndicats grossissent. Élu en 1932, Franklin Delano Roosevelt (FDR) donne à l’Amérique un système de sécurité sociale. En 1935, le Wagner Act est adopté. La loi donne aux travailleurs du privé le droit de se constituer en syndicats, de participer à des conventions collectives, de faire grève ou de se livrer à toute autre forme de revendication collective.

Parmi une littérature abondante consacrée à la présidentielle américaine, nous avons retenu en premier choix Left , d’Eli Zaretsky, essai sur l’autre gauche aux États-Unis (Seuil, 20 euros).

L’auteur y retrace toute l’histoire de cette « autre gauche », « morale, sociale, antiraciste, égalitariste, féministe et aujourd’hui écologiste » . Citons également Barack Obama, la grande désillusion , d’André Kaspi (Plon, 19 euros). Un bilan complet du mandat qui s’achève. Intéressant aussi, la Chine contre l’Amérique (Grasset, 18 euros), des deux journalistes du Monde Alain Frachon et Daniel Vernet : « La Chine [qui] s’américanise, contre les États-Unis [qui] se financent à Pékin. »

Enfin, recommandons Franklin D. Roosevelt, une monumentale biographie critique du président du New Deal, référence obligée de la gauche américaine en temps de crise, par l’historien Yves-Marie Péréon (Taillandier, 27 euros).

Après la Seconde Guerre mondiale, le vent tourne. Face aux grèves multiples et au refroidissement des relations avec l’URSS, le Congrès américain adopte pas moins de 250 lois antisyndicales. La plus connue, le Taft-Hartley Act de 1947, restreint le droit de grève. La mesure est mal vécue par les syndicalistes, qui la surnomment «   la loi des travailleurs-esclaves   ». Si certaines forces considérées comme de gauche émergent avec le mouvement des droits civiques (féministes, LGBT, mouvements noirs…), la croissance importante dans la seconde moitié du siècle et le chômage relativement bas signent le déclin du mouvement syndical. Le coup de grâce survient en 1981. Le président républicain Ronald Reagan, apôtre de la dérégulation, mate une grève des aiguilleurs du ciel en ordonnant le licenciement de 11 000 d’entre eux. Les aéroports rouvrent, mais la mesure rend une génération de travailleurs rétive à l’idée même de mobilisation collective. Le nombre de grèves d’au moins mille participants passe de 470 en 1952 à 29 en 1997, tandis que le nombre de journées débrayées chute de près de 90 % entre 1981 et 2008, selon le département du Travail américain. Si la part des syndiqués reste forte dans le public (36,8 % en 2009), la même population fond dans le privé, où seuls 7,2 % des travailleurs faisaient partie d’un syndicat en 2009 contre 33 % dans les années 1940.

« Le discours de gauche est potentiellement fort, souligne Eli Zaretsky, historien, professeur à la New School for Social Research de New York. Mais les forces de gauche sont actuellement très faibles. La gauche a peu d’identité. Toute l’idée du mouvement néolibéral américain qui a vu le jour dans les années 1970 est de maintenir la gauche en dehors du débat politique (1). » Le désamour avec Barack Obama commence tôt dans sa présidence. Certains lui reprochent son sauvetage des grandes banques. Sa décision de reprendre le forage pétrolier offshore déçoit les écologistes. Les syndicats lui reprochent son abandon du Key Stone Pipeline, un projet d’envergure entre le Canada et le sud des États-Unis qui aurait créé 6 000 à 7 000 emplois. Enfin, le président américain avait promis de reformer « le système d’immigration, cassé » dans la première année de son mandat. Il n’a toujours rien fait, qualifiant lui-même son inaction de « plus grand échec de [sa] présidence ».

Mais c’est surtout la décision de renoncer à une « option publique » dans la réforme du système de santé qui met le feu aux poudres dès 2009. Obama a abandonné l’idée de cette assurance fédérale sous la pression des élus républicains au Congrès. L’argument de ces derniers : un tel plan aurait tué les assureurs privés. Cette concession a irrité certains supporters du Président. L’un d’eux est même allé jusqu’à l’interrompre lors d’un meeting : « Où est l’option publique ?   », s’est-il écrié. « Nous avons dû l’abandonner », lui a répondu le Président. « Quand Obama a été élu, il était clair que nous allions dans une nouvelle direction. Il y avait un nouvel état d’esprit, la possibilité d’une nouvelle voie pour la gauche, résume Eli Zaretsky. Obama est décevant. C’est comme s’il ne croyait pas en elle. » «  Le premier mandat de Barack Obama ressemble moins à une résurrection de Roosevelt qu’à un retour de Jimmy Carter  », analyse Michael Kazin, spécialiste de la gauche américaine à Georgetown University, en référence au président démocrate conservateur.

En 2011, Barack Obama et les démocrates ont eu plusieurs occasions de se réconcilier avec la gauche américaine : en février, la mobilisation historique des travailleurs du Wisconsin, et en septembre l’émergence du mouvement Occupy Wall Street. Lors de la première, des milliers de manifestants, dont des policiers, des pompiers et des instituteurs, ont occupé pendant plusieurs semaines le Capitole, l’Assemblée législative de l’État. Ils entendaient protester contre un projet de loi du gouverneur républicain Scott Walker, visant à restreindre leurs droits de négociation collective. Mais le vent a tourné lorsque les syndicats ont entamé une procédure de recall, soit la convocation de nouvelles élections, pour se débarrasser du gouverneur par les urnes. La désillusion a été grande : non convaincue par l’alternative proposée, l’écrasante majorité des électeurs a voté pour le maintien de Walker. Et, surtout, Obama et le reste du Parti démocrate ont brillé par leur silence. Le Président s’est fendu d’un simple tweet à la veille de l’élection pour soutenir l’adversaire démocrate de Walker. Un service minimum qui a agacé plusieurs acteurs impliqués dans le mouvement.

Quelques mois plus tard, survient Occupy Wall Street. Dans les rangs des Indignés, la frustration engendrée par la politiqued’Obama était palpable. L’une des manifestantes interrogées par le magazine Mother Jones disait alors : « Nous avons voté pour le changement, mais ça n’a pas suffi, alors nous crions pour l’obtenir. » La Maison Blanche a regardé le mouvement avec ambivalence. Le reconnaître aurait signifié admettre que l’administration n’a pas fait assez pour protéger les plus faibles face aux agissements de Wall Street. Puis, face à la désorganisation du mouvement et à l’absence de revendications claires, Obama le cartésien a pu se sentir décontenancé. Il a fini par soutenir les manifestants du bout des lèvres. Les Indignés le lui ont bien rendu : le mouvement n’a accordé son soutien qu’à un seul candidat démocrate dans le cadre des élections législatives à venir.

Malgré ces dissensions, les principales forces de gauche s’apprêtent à réélire Obama. Les travailleurs syndiqués le soutiennent à 57 % (contre 35 % pour Romney), selon un sondage réalisé en juin par l’Institut Gallup. Critiques, les grands syndicats ont décidé de se ranger. C’est le cas du plus important d’entre eux, la AFL-CIO (12 millions de membres). « Il était embourbé dans le débat sur la réduction des déficits, il ne parlait pas d’emploi, se justifie son président, Richard Trumka. Depuis, il parle “emploi, emploi, emploi”. C’est ce que les gens ont en tête. » D’autres voix à gauche apportent un soutien mesuré au démocrate. «   Il faut le réélire puis maintenir la pression en tablant sur l’énergie positive d’Occupy Wall Street », souligne Joseph Schwartz, vice-président de Democratic Socialists of America, la principale formation socialiste outre-Atlantique.

Michael Kazin, de Georgetown, suggère que la voix de la gauche serait plus forte si elle développait des relais d’opinion, comme la droite conservatrice et religieuse l’a fait dans les années 1970. « Ses think tanks, ses sociétés, ses lobbyistes, ses stations de radio et ses manifestes ont formé, éduqué et financé deux générations d’écrivains et de leaders d’opinion. Les universités chrétiennes conservatrices ont donné à leurs étudiants une vision du monde plus cohérente que les établissements dirigés par des “liberals”, insiste-t-il. La gauche a fondé ses propres institutions : syndicats, groupes féministes, centres pour immigrés, presse contestataire… Mais ces institutions sont aujourd’hui en déclin ou se réforment. Et les groupes existants, les sites et les universités progressistes s’adressent à une classe moyenne plus efficace pour mener le combat en faveur du mariage homosexuel et de l’environnement que pour demander des emplois payés décemment pour des millions de personnes. » « Le pays a toujours eu besoin de la gauche dans les moments de crise. Pas seulement pendant les crises économiques, mais dans les moments fondamentaux comme l’abolition de l’esclavage, par exemple, souligne Eli Zaretsky. Les États-Unis sont dans une crise de long terme. Nous devons redéfinir notre place dans le monde, la place de la finance dans nos vies. Lorsque les États-Unis seront prêts à mener cette réflexion profonde, la gauche sera forte. »

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