Une contre-expertise de gauche

La Fondation Copernic et Attac France contestent de nombreux points des propositions du rapport de Louis Gallois. Verbatim.

Politis  • 8 novembre 2012 abonné·es

Dans une note qui vient d’être rendue publique, les économistes de la Fondation Copernic et d’Attac [^2] se livrent à un décryptage du rapport sur la compétitivité. Nous en publions ici la synthèse, dans sa quasi-intégralité.

Les vraies raisons de la fragilité

Les faiblesses de l’industrie française sont, de fait, laissées de côté par la plupart des commentateurs. Les résultats du commerce extérieur sont mobilisés pour dramatiser la situation sans que jamais la validité des chiffres ne soit elle-même interrogée. Ainsi, la stratégie des firmes dans la mondialisation n’est que très rarement évoquée. Le redéploiement des processus productifs a pour conséquence une différence croissante entre la compétitivité d’un espace national et celle des firmes « nationales ». Dans le cas des firmes allemandes, la sous-traitance internationale est utilisée systématiquement, mais la phase finale d’assemblage se fait en Allemagne. Une part importante des exportations allemandes correspond donc à du simple réexport pour une bonne partie du produit fini. A contrario, par exemple, les importations vers la France des « Logan » produites dans les usines Renault de Roumanie sont comptées comme exportations roumaines. La contribution à la performance du pays peut se dégrader à partir du moment où les firmes réalisent une partie croissante de leur chiffre d’affaires à l’étranger. C’est le cas des grands groupes français, dont le chiffre d’affaires réalisé en France augmente très lentement, toute la croissance se faisant en Europe et dans le reste du monde. Ce phénomène peut se combiner avec l’utilisation des prix de transfert entre sociétés membres d’un même groupe, de manière à localiser le bénéfice final dans un pays à fiscalité avantageuse. Rappelons que le commerce entre filiales d’un même groupe représente environ un tiers des échanges de la France. Les statistiques des exportations nationales s’en trouvent donc largement biaisées. Ainsi, plus de la moitié du déficit commercial de la France vis-à-vis de l’Allemagne (10 milliards d’euros) serait due à une manipulation des prix de transferts.

Le coût du travail, bouc émissaire

Le débat public se concentre sur le coût du travail sur la base de données souvent discutables. En effet, les données de référence d’Eurostat posent problème tant sur la comptabilisation des heures de travail, qui sous-estime la durée du travail en France, que sur le calcul de la masse salariale, qui surestime le poids, en France, de la formation professionnelle dans le coût du travail. De plus, ce débat est en général biaisé. D’une part, il ne prend que rarement en compte la productivité du travail, c’est-à-dire le coût salarial unitaire. Or les écarts de productivité entre pays sont plus grands que les écarts de coût horaire. D’autre part, il mêle allégrement coût du travail dans l’industrie et dans les services marchands. Or la productivité augmente plus faiblement dans les services que dans l’industrie. Le coût salarial unitaire baisse en moyenne dans la zone euro sauf pour le Royaume-Uni, le Danemark, l’Italie, l’Espagne et la Grèce. En France, il baisse de 0,5 % par an de 1996 à 2008, en Allemagne de 0,7 %. Globalement, on constate une tendance à la convergence des coûts salariaux unitaires dans la zone euro, avec une baisse dans l’industrie et une hausse dans les services. Ces constats, combinés au caractère biaisé de certaines données statistiques, démentent l’affirmation selon laquelle il y a eu en France une dérive du coût du travail.

Le coût du capital passé sous silence

Mais, surtout, le coût du capital n’est jamais évoqué. Pourtant, les revenus nets distribués représentent aujourd’hui 9 % de la valeur ajoutée des sociétés non financières, niveau record depuis la Seconde Guerre mondiale, contre 5,6 % en 1999. La part dévolue aux actionnaires a donc crû dans des proportions considérables ces douze dernières années. Autrement dit, la complainte patronale faisant de la baisse du taux de marge la raison profonde des faibles investissements et du moindre effort en matière de recherche et développement passe sous silence le fait que, crise ou pas crise, la part de plus en plus lourde que les entreprises choisissent de distribuer aux propriétaires du capital affaiblit leur capacité à faire face à tous les aspects de la compétitivité. Dans cette situation, l’exigence patronale d’un transfert massif des cotisations sociales vers les ménages (en grande majorité salariés) apparaît pour ce qu’elle est : le refus de toucher aux dividendes versés aux actionnaires. Elle est d’autant moins fondée que le bilan des exonérations actuelles de cotisations sociales est pour le moins problématique. Voici ce qu’en dit la Cour des comptes en 2009 : « Les nombreux dispositifs d’allégement des charges sociales [sont] insuffisamment évalués en dépit de la charge financière croissante qu’ils [représentent] pour les finances publiques (27,8 milliards d’euros en 2007, soit 1,5 % du PIB). S’agissant des allégements généraux sur les bas salaires, leur efficacité sur l’emploi [est] trop incertaine pour ne pas amener à reconsidérer leur ampleur. » Pourtant, c’est une nouvelle baisse de cotisations sociales que préconise le rapport Gallois. L’argument de l’emploi est laissé de côté au profit de celui de la compétitivité. Les 30 milliards d’allégements qu’il prône se décomposeraient en 20 milliards d’allégements de cotisations patronales et, plus inédit, 10 milliards d’allégements de cotisations salariales. Dans le cas d’une baisse des cotisations employeurs, il y a gain pour les employeurs, neutralité pour les salariés en termes de salaire direct et baisse de pouvoir d’achat des ménages s’il y a compensation par la fiscalité et si celle-ci prend la forme d’une augmentation de la CSG et/ou de la TVA. Dans le cas d’une baisse des cotisations salariales, il y a neutralité pour les employeurs et gain de salaire direct pour les salariés, ce gain pouvant toutefois être plus ou moins annulé par une augmentation de la fiscalité. Il s’agit bien de faire payer aux salariés et aux ménages une prétendue déficience de compétitivité, le niveau des profits, surtout celui des profits distribués, restant bien sûr incontesté.

La compétitivité, une voie sans issue

La baisse du coût du travail ne prend pas comme seule forme celle des allégements de cotisations sociales. S’y combine un accroissement de la flexibilité du travail. La déréglementation brutale du marché du travail est un élément essentiel des politiques de compétitivité. Assouplissement des conditions de licenciement, modulation de la durée du travail, temps partiel imposé touchant essentiellement les femmes, remise en cause de la durée légale du travail…, la liste est longue des mesures visant à remettre en cause la norme du CDI. On assiste partout en Europe à une attaque sans précédent des droits des salariés. Il s’agit en théorie, avec ces politiques, de favoriser les exportations. Comprimer les coûts pour gagner des parts de marché à l’export, tel est l’impératif que l’on veut nous imposer. Mais cette logique est prise dans des contradictions. En effet, l’essentiel des relations commerciales des pays de l’UE a lieu à l’intérieur de l’Union. Les clients des uns sont les fournisseurs des autres, et les déficits des uns font les excédents commerciaux des autres. Vouloir que tous les pays copient le modèle allemand et se transforment en exportateurs est impossible. La contraction de la demande interne dans tous les pays, par la réduction des coûts salariaux et les coupes dans les dépenses, pèse sur le commerce extérieur de tous. Où exporter lorsque tous les pays réduisent leur demande ? La baisse de la demande interne, qu’il n’est plus possible aujourd’hui de combattre par un recours à l’endettement, ne peut qu’entraîner une réduction des exportations et aboutir à une récession généralisée. C’est la situation actuelle en Europe, qui voit même l’Allemagne aujourd’hui touchée.

Vers un autre modèle de développement

C’est donc un autre modèle de développement qu’il faut promouvoir tant pour des raisons écologiques que sociales. Il faut en finir avec la logique même de la compétitivité qui, basée sur la concurrence de tous contre tous, aboutit à un état de guerre économique permanent qui appauvrit les populations et détruit les équilibres écologiques. Ce nouveau modèle doit être fondé sur les principes de la coopération, de la rupture avec un consumérisme destructeur, de la réponse aux besoins sociaux, de la réduction des inégalités et de l’ouverture d’une transition écologique. Cette dernière suppose notamment une révolution énergétique aux antipodes de la fuite en avant dans le nucléaire, les combustibles non conventionnels tels que les gaz de schiste ou des projets d’infrastructures inutiles et destructrices, de surcroît rejetées par les populations [^3]. C’est dire que le débat sur la compétitivité ne peut se réduire à une discussion étriquée sur des recettes, inefficaces au demeurant, pour prétendument relancer la croissance, mais doit poser la question de la société dans laquelle nous voulons vivre.

[^2]: « En finir avec la compétitivité », Thomas Coutrot, Jean-Marie Harribey, Norbert Holcblat, Michel Husson, Pierre Khalfa, Jacques Rigaudiat, Stéphanie Treillet, note de la Fondation Copernic (www.fondation-copernic.org) et d’Attac France (www.france.attac.org).

[^3]: L’exemple actuel étant celui de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.

Travail
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