François Jost : « Le pluralisme est une illusion »

Alors qu’arrivent six nouvelles chaînes sur la TNT, le chercheur François Jost revient sur l’évolution et les enjeux actuels de la télévision. Selon lui, la tendance est au généralisme, au détriment souvent de la qualité des programmes.

Jean-Claude Renard  • 13 décembre 2012 abonné·es

Professeur à la Sorbonne nouvelle Paris-III, François Jost dirige le Centre d’études sur l’image et le son médiatiques (Ceisme), où il enseigne l’analyse de la télévision et la sémiologie audiovisuelle. Il est notamment l’auteur de Téléréalité (Le Cavalier bleu, 2009), les Médias et nous (Bréal, 2010) et De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? (CNRS, 2011). Il est aussi fondateur de Télévision, première revue francophone entièrement consacrée à ce média et donnant la parole aussi bien à des chercheurs qu’à des professionnels.

En trente ans, nous sommes passés de trois chaînes de télévision à une vingtaine, librement accessibles, avec l’avènement de la TNT. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?

François Jost : Ce qui a surtout changé, ce n’est pas tant la multiplication des chaînes que la démultiplication des volumes de diffusion sur toute la journée. Aux premiers temps des trois chaînes, il faut se rappeler que la diffusion était interrompue à mi-journée pour reprendre le soir. Les programmes étaient conçus comme des objets autonomes, détachés de la temporalité sociale. À partir de 1984, parallèlement à l’avènement de Canal +, Antenne 2 s’est mise à diffuser en continu. Ce changement est fondamental. On a eu des programmes qui s’adaptaient à la vie quotidienne, avec des grilles modelées selon la vie des foyers. D’une programmation axée sur les jours de la semaine, avec par exemple le film du mardi soir, parce que, le lendemain, les enfants peuvent dormir davantage, on est passé à une programmation où chaque moment doit cibler le téléspectateur, le public disponible.

On a l’impression que peu de chose distingue une chaîne d’une autre…

La TNT répond à des stratégies de groupe, qui tentent de toucher simultanément différents publics. Il s’agit de placer ses pions. D’autre part, on observe que les chaînes de la TNT qui marchent le mieux sont les chaînes généralistes, comme TMC. Si bien que Gulli a lâché la cible des enfants pour aller vers la famille, a contrario de son cahier des charges, tout comme W9, qui se voulait au départ musicale. Il existe un même mouvement de ces chaînes qui tentent de devenir des grandes, comme le veut le slogan de D8, « la nouvelle grande chaîne ». Si bien que la diversité promise disparaît pour entrer en concurrence avec les grandes chaînes, dont elles érodent les audiences. À terme, il ne serait pas étonnant qu’on assiste à de nouvelles concentrations

La multiplication des chaînes est-elle une garantie du pluralisme ?

On avait déjà les chaînes d’info en continu, branchées en permanence dans les bars, dans son salon, dans les salles d’attente, dans les halls d’hôtel. Voici les émissions permanentes : après « Masterchef », « Danse avec les stars » ou encore « Qui veut épouser mon fils ? » (trois télé-réalités sur TF1). Elles sont certes dans la boîte à images traditionnelle, mais aussi en couverture des magazines télé, aux caisses des supermarchés, sur le pot de confiture, à la radio par des reprises marketées, sous le sapin avec des jeux de société. Des émissions maintenant présentes sur l’ordinateur avec Facebook, ou sur le téléphone portable, à travers des SMS d’appels au vote (tous surtaxés), ou encore via Twitter. Si les émissions de télé-réalité appellent le téléspectateur à voter ou à réagir toute la semaine, en attendant le prime time du vendredi ou samedi soir, avec des animateurs faisant eux-mêmes le relais de leur programme sur leur propre compte ou leur page d’accueil, certaines se poursuivent sur Internet, après la diffusion, comme « Danse avec les stars », se relancent à coups de tweets. L’observatoire Mesagraph de la télé sociale en a recensé plus d’un million autour de ces émissions entre le 26 novembre et le 2 décembre. La seule « Danse avec les stars » a généré 133 585 tweets, devant « Qui veut épouser mon fils ? » (107 702). À l’époque de la télévision « explosée », entre écran plat, ordinateur, iPad et iPhone, les émissions ne vous lâchent plus. Pour les régies publicitaires, c’est une aubaine.

C’est l’une des illusions ! La privatisation des chaînes et leur multiplication n’ont pas apporté plus d’ouverture ni le pluralisme escompté. Au contraire, on assiste à la sérialisation, au formatage des émissions. Dans la mesure où il fallait remplir davantage de cases horaires, il a fallu fabriquer industriellement des programmes, et les fabriquer plus rapidement. Si l’on revient en arrière, on observe que cette idée de format n’existait pas au début des années 1980. L’un des moments clés est celui où TF1, privatisée, se met à diffuser« Le Juste Prix », importé des États-Unis. On a commencé alors à penser la télévision en termes d’achat de formats pour arriver aujourd’hui à reproduire industriellement des formats d’émission.

L’enjeu des audiences a aussi un rôle…

Nous sommes maintenant dans une télévision de marketing, qui regarde essentiellement ce qui marche, l’audience, même pour l’information puisque les chaînes se surveillent mutuellement, minute par minute. Les mesures actuelles permettent de savoir quel est le public disponible à tout instant : des études d’audience, on tire des stratégies de marketing, qui ne sont évidemment pas des stratégies de service public.

Le nombre de chaînes ne semble pas accroître la qualité des programmes…

À partir du moment où chaque chaîne veut étendre son public au maximum, elle décide de supprimer les espaces de création. On privilégie ce qui marche déjà. On est tombé dans un principe de prudence, de précaution, complètement fou. On achète un programme seulement s’il a marché quelque part. La création et l’expérimentation n’ont donc plus leur place. D’où un nivellement par le bas.

Comment voyez-vous la concurrence entre la télévision traditionnelle et la télévision connectée ?

On devrait plutôt parler de multiplication des écrans. Pour l’heure, la télé connectée reste du stock. La télévision comme flux n’est pas finie. En tout cas, il existe une contradiction dans la télévision connectée : l’usage des réseaux sociaux est une question personnelle. Je ne me vois pas y participer devant mon grand écran, en famille. Cela répond à un écran particulier, comme un ordinateur ou un smartphone. Entre Internet et la télévision, il y a une sorte de lutte intermédiale. Mais on observe que les webséries qui marchent sont aujourd’hui reprises et diffusées par des chaînes (comme le Voyageur du futur, sur France 4). Cela pourrait aboutir à une sorte de narration intermédiaire, née sur le Net, mais « compatible » avec la télévision.

En raison de ce flux, ne serait-il pas temps de faire entrer une éducation à l’image dans les écoles ?

Bien sûr, mais il faudrait d’abord imposer des créneaux de création à la télévision, comme c’était le cas, par exemple, avec « Banc d’essai », dans les années 1960-1970. Laisser s’exprimer de nouveaux formats, en deuxième ou troisième partie de soirée, ne coûterait pas grand-chose. Si imposer une éducation à l’image est fondamental, cela implique une formation des enseignants. Or, beaucoup d’entre eux sont rétifs à la télévision. Enfin, il ne faudrait pas commencer par un décryptage de l’info, que les jeunes regardent peu, mais plutôt observer avec eux ce qu’ils aiment, comme les séries ou la téléréalité. Il revient à l’école de proposer cet apprentissage, mais, parfois, il me semble que ce sont les enfants qui devraient accompagner leurs parents pour leur apprendre à regarder la télévision !

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