Ils sont très drôles, c’est Net

Norman, Cyprien, La Ferme Jérôme and co font marrer des millions d’ados avec leurs vidéos. Et les adultes les découvrent à peine.

Patrick Piro  • 20 décembre 2012 abonné·es

Regards incrédules : « Hein, quoi, tu connais pas Norman ? » Ça fait des mois que Maïra et Anine se bidonnent devant ses vidéos, et la galaxie adulte n’en saurait rien ? C’est d’ailleurs la grasse rigolade qui nous a attiré au-dessus de leurs épaules. Un gugusse imberbe plaque sa tronche devant une webcam. Rien de très folichon, on s’apprête à tourner casaque. Puis non : une réplique accrocheuse, une mimique convaincante, un plan malin et ça s’enchaîne. 3’07”, fin du sketch « Les chemises ». « Il en a fait d’autres ? » Près de trente à ce jour.

En quelques jours, une bonne vidéo de l’un de ces nouveaux « Net humoristes » aura drainé dix fois plus de public qu’un Devos pendant toute une carrière. « Les bilingues », sketch phare de Norman – 25 ans et déjà méga-vedette de la planète Internet (francophone) –, comptabilise près de 9 millions de « vues » sur YouTube. Cyprien, à peine plus âgé, tape au-delà du million pour la plupart de ses vidéos. La Ferme Jérôme, Hugo-tout-seul, Mister V (18 ans) ou encore Kemar, Baptiste Lorber, Natoo fille ludique [^2]… Ces « web men (and women) shows » s’inspirent de rares précurseurs comme l’inénarrable Rémi Gaillard (tout adulte qu’il soit), qui a montré le chemin de la notoriété en popularisant la forme du sketch court et enlevé. Son pastiche en vraie grandeur du jeu vidéo culte Mario Kart a été vu 50 millions de fois…

La galaxie juvénile

La jeune vague a cependant créé un style propre très identifiable. Elle prospère sur le mode de l’autodérision au sein de l’immense galaxie des préoccupations juvéniles : le lycée, les copains, les copines, le bac, le look, Internet, les geeks, la teuf, la frime, la conso, la masturbation, le permis de conduire, le premier emploi, la pub, Google, Apple… La politique ? Pas vraiment leur plage. Les plus agiles, comme Norman, chiadent le découpage et le montage. Cyprien joue sur la causticité de son verbe. La Ferme Jérôme tourne parfois en extérieur, Natoo est hypercréative, etc. Les ados adorent, un vrai phénomène de génération.

Pas étonnant : voilà de l’humour sur les jeunes, pour les jeunes (pas seulement) et surtout par des jeunes. Avant, donner le rire en spectacle exigeait des artistes l’accès à une scène, l’entremise d’un agent, le bon vouloir d’un producteur et le purgatoire d’années de régime nouilles. Percer avant 30 ans était l’exception : pour se gausser en public d’un dadais boutonneux ou d’une greluche pubère, il fallait se déguiser. Et dans la salle, à quelques dizaines d’euros l’entrée, 95 % d’adultes se gondolant sur le dos de leur progéniture. Pas très glorieux… « Dans le futur, chacun aura droit à un quart d’heure de célébrité mondiale », prédisait mystérieusement Andy Warhol en 1968. Norman et consorts (car ils se fréquentent, en plus…) ont enfin livré le mode d’emploi : une webcam et un ordinateur, sa propre chambre pour studio, toutes les ficelles du monde multimédia, YouTube, site de référence pour l’hébergement de vidéos amateurs, et, pour public, l’incommensurable chevelu des réseaux sociaux (hors de Facebook, pas d’existence). Bref, des frais de production quasi nuls.

Il faut certes y consacrer un peu de temps, mais on en a, à cet âge. Et les marioles de la toile pourraient être le pote de la voisine ou la copine de leur grand frère. L’identification est à la portée du premier 12-21 ans : « Toi aussi, tu peux faire tes vidéos dans ta piaule ! » (pour la notoriété, prévoir un peu de talent). Et après ? L’humour 2.0 est une formidable vitrine : les plus doués (ou les plus regardés) reçoivent des propositions sonnantes et trébuchantes pour exercer leurs talents sur des médias traditionnels (télévision, radio, cinéma). Mais il serait hâtif (voire has been ) de conclure que la toile n’est qu’un terrain de démonstration pour jeunes pousses. La plupart de ces vedettes du clic ont bien conscience d’avoir créé un genre à part entière, tellement ancré dans l’écosystème des nouveaux médias qu’ils auraient tout à perdre d’en sortir.

[^2]: Très peu de femmes dans ce cirque.

Publié dans le dossier
La crise du rire
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