Le « Gérard » du Gérard le plus réac…

Denis Sieffert  • 20 décembre 2012 abonné·es

C’était lundi soir la cérémonie de la remise des « Gérard », charge plutôt réussie contre le goût immodéré du petit monde de la télévision et du spectacle pour l’autocélébration. Dommage que l’honorable jury ait oublié de récompenser d’un trophée spécial le plus goujat, le plus réac, le plus indécent des Gérard. Celui qui donne en spectacle son incivisme. Car, dans cette affaire Depardieu, il y a plus choquant encore que l’évasion fiscale : ce sont les arguments qui visent à la justifier. Pour notre part, nous nous garderons évidemment de juger l’homme qui mêle ses blessures intimes à un discours finalement politique. C’est ce qu’il donne à voir de notre société qui nous intéresse. Et ce que révèlent les soutiens empressés de la présidente du Medef, Laurence Parisot, et d’une bonne partie de la droite.

Dans son impudeur, le personnage présente, avec une sorte de fausse naïveté animale, la version la plus extrême du libéralisme. En exhibant les sommes en effet impressionnantes qu’il a versées aux impôts, il met surtout en lumière ce qu’il voulait cacher. Ce n’est pas ce que les impôts lui ont pris qui marque les esprits, mais bien ce qu’ils lui ont laissé et qui lui a permis d’acquérir ses terres, ses vignobles en Italie, au Maroc, en Anjou, ses restaurants, ses parts dans des sociétés immobilières, sa boîte de production, ses propriétés, dont cet extravagant hôtel particulier en plein Quartier Latin. Tout étant affaire de proportion, Gérard Depardieu devrait pouvoir comprendre qu’il paye beaucoup moins d’impôts que le salarié lambda. Il le sait sûrement, mais il a une justification, et même, si l’on ose dire, une « morale ». La même que ces patrons du CAC 40 qui ont augmenté leurs rémunérations cette année encore, alors que la crise frappe leurs entreprises et menace l’emploi de leurs salariés.

Ce qui justifie cette débauche de fric accumulé par un seul homme, qu’il s’appelle Gérard Depardieu ou Maurice Lévy, le patron de Publicis (19,6 millions de revenu annuel en 2011), ou Carlos Ghosn, le boss de Renault (13,3 millions), c’est le « talent ». « Je pars, écrit-il dans sa tonitruante lettre ouverte à Jean-Marc Ayrault, parce que vous considérez que le succès, la création, le talent, en fait, la différence, doivent être sanctionnés  [^2].  » Quelle idée démesurée se font-ils, lui et ses semblables du CAC 40, de leur personne, et de leur « différence », pour ne pas dire leur « supériorité » ? Quel mépris pour les plus grands comédiens de théâtre, par exemple, qui vivent modestement ! Quel mépris pour le commun des mortels quand on prétend valoir mille fois plus que lui ! Et lorsqu’on pense que l’argent est la mesure de toute chose. La lettre de Gérard Depardieu constitue en vérité l’apologie la plus caricaturale du libéralisme. C’est bien d’une certaine société dont nous parle le comédien, et qu’applaudissent bruyamment la droite et le Medef. Une société dont l’Europe, hélas, ne nous protège pas, et qu’elle encourage. « Je suis un vrai Européen », clame Depardieu en partance pour Néchin, Belgique, où il espère pouvoir continuer à s’enrichir goulûment sans considération pour le monde qui l’entoure. Étrange profession de foi européenne de quelqu’un qui aime surtout l’Europe pour la guerre économique et le dumping fiscal qui la ravagent. Il n’y aurait pas eu d’affaire Depardieu si l’Europe avait été capable d’organiser un minimum d’harmonisation. Si aller de Roubaix à Néchin, quand on est riche à millions, ne procurait aucun privilège supplémentaire.

Quant aux socialistes, dans cette affaire, ils ont répliqué sur un mode faussement violent. Pendant que la droite politisait le débat, ils ont donné l’impression de vouloir le dépolitiser. Leurs critiques s’adressaient à l’homme, à sa « déchéance ». Comme si l’on voulait contenir l’épisode dans le cadre d’une malheureuse dérive personnelle. Mais, sans doute, la question met-elle mal à l’aise le gouvernement qui agit bien mollement contre l’évasion fiscale. On peut imaginer que le cas de notre ministre du Budget, Jérôme Cahuzac, soupçonné par Mediapart d’avoir eu un compte à l’Union des banques suisses, ne pousse pas particulièrement à la transparence. Alors, comme l’a dit François Hollande, plutôt que d’accabler Gérard, et peut-être Jérôme et les autres, félicitons plutôt ceux qui payent leurs impôts. Merci, Président !

[^2]: Lettre publiée dans le JDD du 16 décembre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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