Nez rouges sur fond blanc

Les cinq comédiens de Hors-piste miment et chantent leur expérience de clowns à l’hôpital.

Anaïs Heluin  • 13 décembre 2012 abonné·es

La tête recouverte de perruques scintillantes ou simplement coiffés avec un tas de pétards, la démarche sautillante et le sourire malicieux de qui a la blague pendue à la langue, les clowns de Hors-piste, histoires de clowns à l’hôpital ont l’air de polichinelles lâchés dans le monde moderne, aseptisé et sérieux, bien trop sérieux pour eux. Ils déambulent dans un réseau de tentures blanches très hautes et disposées de façon géométrique, en tous points opposé à leur fantaisie vestimentaire et capillaire. Le metteur en scène Patrick Dordoigne l’a bien compris : ce seul contraste entre une scène immaculée et des comédiens aux tenues bariolées dit beaucoup de la place singulière du clown dans le cadre de l’hôpital. Le dispositif scénique conçu par Valérie Jung place en effet les cinq comédiens et clowns œuvrant pour l’association Le Rire médecin au centre d’un labyrinthe a priori hostile à l’humour, dont chaque cul-de-sac met à l’épreuve le tenant du rire face à la douleur. Face à des visages, à des corps d’enfants brinquebalés entre la vie et la mort. Simples expressions du désarroi puis des stratégies d’adaptation employées par les nez rouges spécialistes du porte-à-porte au sein de l’hôpital, les dialogues et les courts passages de récit de la pièce sont aussi minimalistes que la scénographie. Auteurs du texte (réaménagé par le dramaturge Alain Gautré), les acteurs ont opté avec bonheur pour un discours plus gestuel et musical que verbal. Ce qui ne les empêche pas de faire du théâtre documentaire, et leur épargne toute lourdeur didactique.

À travers de courtes scènes qui se succèdent à la vitesse de la chute d’un serpentin, les artistes de Hors-piste miment, chantent et dansent leur propre expérience en tant que clowns à l’hôpital. Sans s’autoglorifier, bien au contraire. Les tours, parades en tout genre et dialogues absurdes qu’ils utilisent d’habitude pour alléger le quotidien d’enfances abîmées par la maladie, les clowns les utilisent ici pour parler d’eux. De leurs doutes, de leur joie aussi grande que leur tristesse cachée derrière un sourire inaltérable et une petite prothèse rouge. Leur meilleure arme contre l’apitoiement, à savoir leur répertoire de pirouettes, les clowns la braquent alors sur eux et en montrent les faiblesses. Regard d’un funambule sur sa technique, dérisoire face au vide alentour.

Parfois, le masque tombe, l’homme apparaît. Un instant seulement, assez pour donner une certaine gravité à l’apparente désinvolture des pitres professionnels. Chaque auguste renferme un clown blanc, disent-ils ainsi, et à l’hôpital plus que nulle part ailleurs il faut savoir choisir le bon registre, le bon dosage de sérieux et de dérision. Lorsqu’ils quittent leur costume exubérant pour incarner le personnel médical et plus encore des malades, ce qu’ils font très souvent, ils montrent à quel point le clown du Rire médecin doit entrer en symbiose avec son environnement. Grand dadais maître en matière d’échanges beckettiens lorsqu’il fait le clown, Bruno Gare incarne par exemple avec une belle justesse un adolescent diabétique en rupture avec le monde des adultes. Margot McLaughlin, elle, maladroite séductrice emperruquée, endosse avec brio le rôle d’une petite fille de 5 ans surexcitée, dont on apprendra le décès à la fin du spectacle. Bien que membre d’un groupe, chaque comédien exprime une sensibilité propre, tant humaine qu’artistique. Avec les deux comédiens déjà cités, le tendre Vincent Pensuet aux mimiques enfantines, l’excellente Stéphanie Liesenfeld portée sur l’analyse de sa fonction et une Doriane Moretus tantôt délicate, tantôt triviale composent un passionnant échantillon d’humanité. Car, en explorant leur rapport à la souffrance d’autrui, les artistes ont pu toucher les limites de leur compassion et de leur présence au monde.

Théâtre
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