Quand Mahalla se lève…

Si le « oui » à la Constitution semble en tête dans le pays après le vote de samedi, et en attendant la fin du scrutin le 22 décembre, des îlots de résistance perdurent. Correspondance de Marie-Lys Lubrano.

Marie-Lys Lubrano  • 20 décembre 2012 abonné·es

Chaque fois que Mahalla a averti le pouvoir en place que ses 40 000 ouvriers allaient se fâcher, le reste de l’Égypte a commencé par lui rire au nez. Comme s’il n’était pas possible de prendre au sérieux les 500 000 habitants de cette cité plantée dans le delta du Nil, considérés par leurs compatriotes au mieux comme des bouseux, au pire comme des arriérés xénophobes. Les Égyptiens ont en effet coutume de dire de Mahalla que c’est une ville où l’on n’a aucune raison d’aller. Moche, sale, balayée par le vent et la poussière, entourée de champs exhalant l’odeur des poubelles, parsemée d’immeubles aux façades tristes où pendent parfois des banderoles déchirées, la capitale industrielle du pays n’offre à leurs yeux aucun intérêt. Aussi, quand une poignée d’activistes a déclaré la ville « indépendante des islamistes   », du Caire à Alexandrie, tous leurs camarades ont souri.

Mais les habitants de Mahalla, eux, ne plaisantent pas. Ils n’ont pas le cœur à ça. Comme ces trois vieux ouvriers d’une usine textile, buvant le thé dans un local défraîchi. En savates, vêtus de pantalons usés et de pulls rapiécés, ils tentent de se réchauffer. L’un d’eux, Ahmed El Sayed, la soixantaine, tousse à en cracher ses poumons. « Les soins sont si chers, s’excuse-t-il. Ma femme a eu un accident de voiture, il y a quelques années. Je l’ai emmenée à l’hôpital. Les médecins lui ont donné des anti-douleurs qui coûtaient 3   livres et m’ont demandé d’aller acheter moi-même les autres fournitures médicales   *; il y en avait pour 120*   livres ! » À sa gauche, Hamdi Hussein, la soixantaine aussi, leader syndical et membre du parti communiste égyptien, opine du chef. « Le salaire moyen d’un ouvrier, ici, est de 600 livres   *: comment voulez-vous qu’on s’en sorte avec le loyer, l’électricité, dont le gouvernement vient d’augmenter les tarifs, et les nouvelles taxes que Morsi veut imposer*   ? Le prix des aliments a flambé, on ne mange plus de viande. » «  Les Frères s’en moquent, soupire le troisième, Sayed Etany, ce sont des capitalistes religieux. Il n’y a qu’à voir leur Constitution. » D’après l’article 14, en effet, le salaire est calculé selon la production. Ce qui signifie que, lorsqu’un ouvrier est malade ou absent, ou que l’usine est à l’arrêt, son revenu peut être amputé –  « c’est déjà arrivé », se souvient Hamdi. Et ce n’est pas la seule chose qui met en colère les travailleurs de Mahalla. « Pendant la révolution, on réclamait du pain, la liberté et la justice sociale », rappelle le vieux syndicaliste au corps voûté par les années de lutte et de prison. « Aujourd’hui, on n’a toujours ni pain ni justice sociale, et la Constitution des Frères veut nous priver de la seule chose qu’on avait gagnée : la liberté. »

Dans ce quartier populaire, perclus de pauvreté, où la boue le dispute aux détritus dans les rues en terre battue, les ouvriers ne sont pas les seuls à s’échauffer. Il est près de minuit quand ils sont rejoints par une bande de jeunes garçons, membres de l’organisation de jeunesse de Doustour, le parti de Mohamed El   Baradei, pourtant plus présent sur Twitter que dans les manifestations. Parmi eux, Mamdouh, Karim et Mahmoud, étudiants âgés d’une vingtaine d’années, font partie des six jeunes qui ont proclamé l’indépendance de la ville, au cours d’un défilé organisé par les opposants devant le siège du gouvernorat, le 6   décembre. Jean serré, blouson en simili cuir et casquette noire vissée sur la tête, Karim raconte comment leur est venue l’idée de se faire mandater pour aller réclamer des comptes au maire de la ville, ancien membre de la Haute Cour de justice, arrivé au pouvoir sous l’ère Moubarak et aujourd’hui partisan des Frères. « Le jour où nos amis se sont fait tirer dessus, au Caire, on a décidé qu’il ne fallait pas en rester là, explique Karim. On a fait le tour des partis d’opposition à Mahalla, et on leur a dit qu’on voulait donner vraiment le pouvoir au peuple. » Les vieux briscards de la politique ont applaudi, avant de leur demander comment ils comptaient s’y prendre.

«   On a écrit une pétition appelant à la désobéissance civile, poursuit Mamdouh, et déclarant que Mahalla devait se désolidariser du gouvernement. Quiconque la signait nous donnait pouvoir de former un comité d’ouvriers, d’habitants et de jeunes pour gérer la ville à la place du maire. » Dans la manifestation de 8   000   personnes, tout le monde l’a signée, jurent-ils, et ils continuent de la faire tourner. Assis face à eux, les trois syndicalistes sourient. « Ils ne le savent pas vraiment, murmure Sayed, mais ils sont plus portés sur la Commune que sur les urnes. » Le maire de la ville n’a pas reçu ces jeunes, raillant haut et fort les « six putschistes » qui venaient lui demander des comptes. Mais il s’est empressé d’organiser une tournée pour recueillir les doléances de ses administrés et prendre le pouls de sa ville frondeuse.

Comme le gouvernement, comme le reste du pays, il fait mine d’ignorer la grogne qui gagne peu à peu cette modeste cité encore appauvrie par la crise. Et pourtant ! Chaque fois que Mahalla a averti le pouvoir en place que ses ouvriers allaient se fâcher… c’est l’Égypte tout entière qui a fini par trembler. «  Notre dernière grande grève remonte à mars 2011 », se souvient Hamdi. Quelques jours après la chute de Moubarak, alors que beaucoup clamaient que la révolution était terminée, les 24   000   ouvriers de l’entreprise de textile fermaient en effet les portes de l’usine pour protester contre la prise du pouvoir par l’armée. Quelques mois plus tard, les Égyptiens redescendaient dans la rue pour réclamer le départ du Conseil supérieur des forces armées. Et ce n’était pas la première fois que la colère de Mahalla était un mauvais présage. « La grève d’avant, c’était en 2008, se rappelle encore le syndicaliste, pour des augmentations de salaire, contre le chômage, pour la dignité et contre les violences policières. » C’était trois   ans avant la révolution.

À cette époque, des ouvriers en colère avaient même brûlé le portrait du raïs qui trônait sur la place centrale de la ville. Ce qu’aucun d’entre eux ne savait alors, c’est que toute la jeunesse du pays allait leur emboîter le pas, créant une organisation baptisée « Coalition du 6   avril », qui déborderait des murs de l’usine et appellerait le peuple, un jour de janvier   2011, à descendre sur la place Tahrir pour réclamer la démission du dictateur. Et que, dans tout le pays, les portraits d’Hosni Moubarak finiraient en cendres. En votant « non » samedi, Mahalla a encore prévenu : «  Les pauvres ne comptent pas devenir les oubliés de la révolution, s’enflamme Hamdi Hussein, dans le local qui peine maintenant à contenir les ouvriers et les jeunes arrivés de partout, et s’il faut en passer par une grève générale, ça ne nous fait pas peur. Gare à ceux qui n’entendent pas. »

Monde
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