Angoulême : L’âge mûr du neuvième art

Pour sa quarantième édition, entre gros sous et inquiétudes, le Festival international d’Angoulême présente de superbes albums.

Marion Dumand  • 31 janvier 2013
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Une fois encore, la quarantième exactement, le Festival international de la bande dessinée (FIBD) se pose à Angoulême. Soupir de soulagement : une inquiétude avait percé à l’annonce du retrait de la Fnac, partenaire principal, qui avait remplacé les magasins Leclerc. Finalement, c’est le retour aux champs de Caddie, puisque Cultura et ses cinquante-deux magasins s’y sont collés. Le montant de l’investissement ? On ne le connaît pas. Organisateur du festival, Neuvième Art + reste fort discret sur ses ressources. « La pérennité d’une manifestation telle que le Festival d’Angoulême, qui participe de l’économie créative, ne peut qu’être le fruit d’une action commune », écrivent Franck Bondoux et Benoît Mouchart, respectivement délégué général et directeur artistique. Foin de triomphalisme, l’heure est donc à la prudence dans « l’économie créative ».

Mais le FIBD n’est pas qu’une affaire de gros sous. Il y a des expositions. Y compris sur de jeunes éditeurs indépendants, comme celle consacrée à « Hoochie Coochie, livres imprimés à l’encre et à l’huile de coude ». Surtout, il y a des BD. Trente-deux albums figurent dans la sélection officielle, composée par un comité de sept personnalités. Trente-deux albums dont des fameux, sans parler des prix et sélections annexes (polar, jeunesse, etc.), qui compensent l’horrible affiche du festival. Nous n’allons pas préjuger des décisions du jury, comprenant auteurs, libraires et « personnalités qualifiées »  (sic), à savoir Pierre Lescure et Denis Olivennes… Non, nous allons profiter de l’aubaine pour évoquer nos favoris, et réaffirmer que le choix fut, cette année, particulièrement difficile. Vingt-trois Prostituées : dès le titre, le lecteur sait de quoi il retourne. Du moins le croit-il. À première vue, Chester Brown narre ses relations de sexe monnayées. À mieux y regarder, c’est une autobiographie en creux de l’auteur canadien. Tout ce qui a trait à la prostitution sera disséqué. Et « disséqué » est le terme exact : aucune excitation érotique ne naît du dessin noir et blanc, simplifié, disposé avec une régularité d’horloge dans les planches en huit cases. Chester Brown part de l’intime. Il raconte ce qui l’a amené à devenir client, puis son initiation « pratique » (comment trouver une prostituée, se comporter, se renseigner…) et les relations qu’il a pu nouer avec ces femmes. L’intime s’accompagne d’une réflexion générale : des dialogues dessinés ou des appendices questionnent les problèmes soulevés par la prostitution et le recours aux filles de joie. Joues creusées, bouche en trait, yeux en simples ronds de lunette, Chester apparaît peu à peu comme un homme scrupuleux, chez qui les émotions auraient été remplacées par le raisonnement logique et – heureusement – par le respect des autres. On pensait découvrir le monde des prostituées et on se retrouve à explorer un nouvel univers mental.

C’est un choc similaire qui saisit face à Ovnis à Lahti (notre illustration). Plus qu’un très beau livre, un drôle d’objet finnois, difficilement identifiable, que les Belges du FRMK ont recouvert d’argent, effet miroir garanti. Mais d’ovnis à Lahti, point. Plutôt une chronique de vie, précise, comique, grinçante. À l’habillage baroque. Car Marko Turunen travestit toujours ses héros du quotidien. Ceux de De la viande de chien au kilo étaient des animaux aux couleurs vives ; Intrus et R-Raparegar, les avatars de Marko et son amie, sont des super-héros masqués à l’encre de Chine. Il ne s’agit pas d’un simple artifice où l’humour naît du décalage, même si le subterfuge fonctionne : il en va ainsi de Buisson Ardent, la belle-mère croyante aux allures de Pokémon, qui débarque pour Noël. En convoquant un imaginaire populaire, en le confrontant aux architectures modernes, Marko Turunen libère des éclats poétiques, jamais niais, des dessins puissants aux cadrages travaillés, et révèle un monde instable, malgré son apparente tranquillité. Une promenade dans les bois débouche sur un chalet en lard et fromage, avec sorcière et loup à la clé. À un « ça va ? » sans enjeu, répond un : « Bof. Au boulot, on m’accuse des erreurs des autres, et mon médecin m’a annoncé que j’avais une tumeur au cerveau. » La géante R-Raparegar terrassée par un cancer ? Peut-il exister réalité plus incertaine ?

Celle d’Alan Ingram Cope ne l’est pas, incertaine. Elle n’est plus, voilà tout. L’Enfance d’Alan fait suite à la Guerre d’Alan. L’Américain avait d’abord raconté à Guibert sa drôle de guerre puis la Seconde Guerre mondiale, il lui confie maintenant son enfance californienne, quand résonnait encore le cri des coyotes et s’étendaient forêts de chênes, champs agricoles et puits de pétrole à perte de vue. Alternant précision réaliste et épure mémorielle, Emmanuel Guibert rend compte à la fois d’un monde disparu et d’une sensibilité enfantine. C’est elle qui nous guide, fixe l’importance des choses, les relie entre elles : « À l’âge de 5 ans, j’ai fait connaissance avec l’idée de Dieu à cause d’une buanderie, de ma verge, d’une aiguille à couture, de ma mère et d’un frelon, raconte ainsi Alan. Ceci est une histoire vraie, grave et qui porte une leçon à qui veut l’écouter. » Et nul ne contredirait cette assertion tant est beau le respect porté par Emmanuel et Alan « le vieux » aux visions d’Alan « le jeune ». L’enfance et la vieillesse se rejoignent ici pour rendre sensible ce qui a disparu, comme ces aiguilles d’arbres « grasses, longues, de couleur gris-vert. La couleur d’un éléphant, s’il était vert ». Quel album se verra attribuer la couleur fauve des Angoumoisins ?

**Vingt-trois Prostituées** , Chester Brown, trad. de l’anglais (Canada) par Barbara et Émilie Le Hin, Éd. Cornélius, « Pierre », 250 p., 25,60 euros. **Ovnis à Lahti** , Marko Turunen, trad. du finnois par Kirsi Kinnunen, éd. FRMK, 252 p., 26 euros. **L’Enfance d’Alan** , d’après les souvenirs d’Alan Ingram Cope, Emmanuel Guibert, éd. l’Association, « Ciboulette », 19 euros.
Littérature
Temps de lecture : 5 minutes
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