Battre le tambour tant qu’il est chaud

Pour leurs 20 ans, les Tambours de Brazza sortent un sixième album qui revisite la tradition à la lumière des années d’exil hors du Congo.

Lorraine Soliman  • 17 janvier 2013 abonné·es

Ils célèbrent leurs 20 ans cette année, avec tambours, trompettes et bien plus encore. Vingt années d’une existence époustouflante, à la croisée des cultures, fertile envers et contre tout. Le sixième album des Tambours de Brazza, Sur la route des caravanes, consacre l’esprit de fusion des styles de cet orchestre urbain, dans un très bel hommage aux esclaves qui traversaient l’Afrique, de Zanzibar à Pointe-Noire. La démarche d’Émile Biayenda s’inscrit dans cette hybridité spatio-temporelle et tellement féconde des grands centres urbains d’Afrique. Les populations les plus diverses y cohabitent souvent, emmenées là par les chaos de l’histoire, « déjetées » ici par un impératif de survie ou par des injonctions néocoloniales, comme pourrait l’écrire l’ethnologue Georges Balandier, parfois attirées par les bruits du monde qui semblent promettre la métamorphose prochaine d’un continent bafoué. Les cultures, les langues, les croyances, les savoirs et les savoir-faire, les us et les coutumes, les générations se mêlent dans la promiscuité des villes, régénérant sans cesse ce que l’on nomme « traditions ».

Brazzaville, la capitale congolaise, est un archétype de ce tumulte humain où les musiques foisonnent à déraison. C’est sur ce fond sonore omniprésent et plurivalent qu’Émile Biayenda imagine ses précieux Tambours. Du village de Maléla-Bombé, dans la région du Pool, au sud du Congo-Brazzaville, où il a passé les premières années de sa vie, il rapporte le savoir-faire de l’enfant qui a « ouvert la route » aux jumeaux qu’il précède. Malgré son très jeune âge, cette position, si spécifique chez les Bantous de cette région, l’oblige à participer aux cérémonies de présentation des nouveau-nés. C’est là qu’il s’initie au chant traditionnel et découvre les vertus du tambour. À l’adolescence, la grande ville absorbe Émile Biayenda tout entier. C’est au son du be-bop, de la rumba et du soukouss [^2] qu’il poursuit sa croissance. Et c’est sur la batterie qu’il jette secrètement son dévolu. «   Je voyais cet instrument dans les orchestres locaux, et ce gars qui tapait sur des casseroles et des couvercles : c’était impressionnant ! Ça brillait, ça scintillait, et je trouvais une part de magie dans cet instrument. C’était un peu comme le grand sorcier avec ses deux mains, ses deux pieds, qui jouait de tout, alors que le guitariste, par exemple, n’avait que ses deux mains pour jouer. » C’est ainsi qu’Émile Biayenda conte la féerique rencontre.

Entre l’école et la maison, le chemin du jeune homme croise l’un de ces orchestres. Il devient «   le petit gars qui est toujours prêt à filer un coup de main pour installer le matos ». Il peut ainsi toucher l’instrument de ses rêves et en apprendre les rudiments. Sa première batterie est une superposition de cartons et de boîtes de conserve sur lesquelles on tend une chambre à air… Ce qui ne l’empêche pas d’improviser des solos et de se projeter au-delà de «   la facilité », autrement dit du soukouss et de la rumba. «   Je voulais faire autre chose. Je voulais trouver les moyens de jouer la musique de chez nous à la batterie. » Moyennant quoi, au début de la décennie 1990, Biayenda ouvre un atelier réunissant des percussionnistes issus de différents ensembles traditionnels. Les Tambours de Brazza sont nés de ce groupe, initialement informel, et destiné à chercher de nouvelles manières de travailler les rythmes ancestraux en y apportant la structure et le découpage des arrangements jazz. Le plus souvent, en Afrique, les musiciens traditionnels jouent des pièces très longues, en fonction de la résistance des instruments, explique Biayenda : « Pour accorder le tambour, on le chauffe. Tant que le tambour est chaud, on joue ! Donc un morceau peut durer deux ou trois heures.   » Six mois passés dans la forêt tropicale auprès de Pygmées Baabi permettent au musicien de comprendre les polyrythmies et les polyphonies savantes de son pays. Cette initiation est essentielle pour la suite du projet, qui repose sur ce mariage subtil «   des sons premiers des habitants de l’Afrique » avec les techniques et les sonorités les plus contemporaines et internationales. Pour les Tambours, l’idée directrice est la suivante : trouver une manière de composer et de jouer cette musique sans fatiguer le public. La batterie, instrument issu du jazz, en complicité avec la guitare basse, ouvre une première voie, bientôt complétée par la guitare électrique et d’autres instruments mélodiques ou harmoniques comme le piano, l’orgue, le violon, une section de cuivres, voire la clarinette, l’oud et l’accordéon.

Sur les pavés en béton de Brazzaville, on croise aussi des rappeurs. Fredy Massamba est de ceux-là, il apporte sa griffe et son groove aux Tambours. La voix est omniprésente, ainsi que la danse, inséparable de la pratique du tambour en Afrique centrale. Les anciens sont convoqués pour la transmission de certaines techniques instrumentales et de leurs connaissances en lutherie, notamment la fabrication du tambour sacré, le ngoma. «  Nous voulions, à terme, acquérir une parcelle de plusieurs hectares et bâtir un centre de formation, de création et de diffusion, où les maîtres formateurs recrutés dans les villages et les artistes vivraient comme une grande famille  », raconte Biayenda. Ce rêve généreux frôle sa réalisation quand la fameuse parcelle est achetée, puis il est balayé par la guerre qui éclate en 1993. À partir de là, le groupe s’exile au Bénin, en Côte d’Ivoire, en Europe… Et perdure dans des formations réduites, mais enrichies d’expériences les plus diverses. Sur la Route des Caravanes reflète cette réalité itinérante des Tambours de Brazza, sous forme d’une rencontre proprement inouïe.

[^2]: La rumba congolaise est une réappropriation de la rumba cubaine, très populaire entre les années 1940 et 1950, puis 1960 et 1970, dans ses formes les plus imprégnées de l’identité congolaise. Le soukouss, du français « secouer », est une musique de danse, également dérivée de la rumba cubaine, qui apparaît dans les années 1940.

Musique
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