« La vie est un rêve », de Calderón, par Jacques Vincey : Le réveil du roi enchaîné

Une remarquable mise en scène de La vie est un rêve, de Calderón, par Jacques Vincey.

Gilles Costaz  • 31 janvier 2013 abonné·es

Faut-il traduire le titre du chef-d’œuvre de Calderón La vie est un songe ou La vie est un rêve  ? Pour sa nouvelle et belle version, Denise Laroutis a préféré la seconde solution – estimant que le mot « songe » était marqué par tout un héritage romantique – et c’est donc sous cette nouvelle appellation qu’arrive le spectacle de Jacques Vincey, d’abord créé au Théâtre du Nord, à Lille. C’est une totale remise à neuf : nouveau texte français, nouvelle mise en scène. Bien entendu, l’œuvre n’est pas fondamentalement différente de ce que l’on en connaissait. Les gens de théâtre ont souvent tendance à proclamer naïvement qu’ils ont vu dans tel ou tel classique ce que personne n’avait su voir avant eux ! Mais, dans le cas présent, la réussite est tout à fait éclairante.

La pièce de Calderón est avant tout une méditation et un jeu sur l’état de sommeil et l’état de veille. Dans une Pologne de convention, un roi a fait incarcérer son fils, Sigismond, parce que les astrologues lui promettaient un destin terrible. Mais, un jour, le roi, estimant que la pensée humaine est au moins aussi forte que les signes donnés par les étoiles, fait libérer Sigismond. Celui-ci est devenu une bête sauvage ! Il veut goûter aux femmes, il veut tuer ! Le pauvre Sigismond est ramené à son cachot. Il y serait resté toute sa vie si des rebelles ne venaient s’emparer du palais et lui remettre le pouvoir royal. L’homme alors n’est plus le même. Il est toujours écartelé entre le rêve et la réalité, les fantasmes et les visions objectives, la spéculation cérébrale et la conduite des affaires. Mais il a trouvé, dans son deuxième enfermement, la voie d’une certaine sagesse. Il va régner comme une « âme noble ».

Homme d’église, Calderón de la Barca aurait pu écrire une œuvre toute théorique, comme on les aimait dans l’Espagne théologique du Siècle d’or. À l’opposé, il donne une formidable épaisseur à ses personnages, qui sont nombreux et tournoient dans un palais où la fantaisie le dispute à l’austérité. Et il ne reste jamais dans le cas d’école, la casuistique. Il utilise théâtralement la situation de la nuit de l’esprit qui dort et celle du jour dégageant les brumes du cerveau, mais il brasse mille interrogations fondamentales : la place de l’homme dans le cosmos, la force de l’éducation, le pouvoir de la raison, le dialogue de la terre et du ciel, les conditions d’une bonne politique… L’affaire vole très haut, en s’amusant de ses rebonds contradictoires. Dans la mise en scène de Jacques Vincey, il n’y a qu’un décor : un espace lumineux de Mathieu Lorry-Dupuis, dont certains panneaux tombent parfois violemment sur la scène. Il règne ainsi une certaine abstraction – on est nulle part et partout, même si Sigismond est souvent attaché à sa chaîne sur le côté gauche –, à laquelle s’oppose le jeu passionné et physique des acteurs. Vincey compose une cérémonie où tout est passage et éloignement, blancheur et noirceur, aristocratie et trivialité.

Le « théâtre du monde », tel que l’évoque Calderón, c’est bien cela : l’univers dessiné comme des signes et recomposé comme une série de scènes batailleuses ou comiques. Les costumes sont respectueux de la vérité historique avec quelques clins d’œil : masques de chien et smokings pour les serviteurs, tenue d’aujourd’hui pour Sigismond à sa seconde libération. Les comédiens portent avec une forte énergie ce texte étincelant quoique lourd de formules et de codes : Antoine Kahan, admirable Sigismond, Philippe Morier-Genoud, excellent roi plus égaré que le fils qu’il a enfermé dans l’irréalité, Estelle Meyer, bouillonnante noble d’abord travestie, Philippe Vieux, d’une truculence bienvenue, Philippe Duclos, Florent Dorin, Noémie Dujardin. Tout est tranchant et élégant.

Théâtre
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